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par certaines inductions qui naissent spontanément des derniers résultats de la science. Enfin, tout en se dispensant de les traiter elle-même, elle reconnaît volontiers que, sur tous les points de l’immense circonférence qui renferme son domaine et son action, s’élèvent irrésistiblement et légitimement certaines questions qui ne sont pas de sa compétence, il est vrai, mais qu’elle ne se reconnaît pas le droit d’interdire et qui sont précisément la métaphysique.

Personne, parmi les savans de notre temps, n’a eu un sentiment plus vif et plus délicat de cette distinction essentielle que l’illustre et regretté Claude Bernard. Certes, aucun savant n’énonçait et ne pratiquait plus sévèrement que lui les conditions du déterminisme scientifique. Il déclarait hautement que l’essence des choses doit rester ignorée à la science positive ; que nous ne pouvons connaître (expérimentalement) que les relations des êtres et les résultats de ces relations, que le but scientifique est atteint quand nous avons trouvé la cause prochaine du phénomène étudié, en déterminant les conditions et les circonstances dans lesquelles il se manifeste. Et c’est justement qu’on l’applaudissait quand il résumait ses principes et sa méthode dans cette vive image : « Je mets le spiritualisme et le matérialisme à la porte de mon laboratoire. » Il avait raison. Ni le matérialisme, ni le spiritualisme ne sont affaires de laboratoire. Il n’avait et ne pouvait avoir qu’un objet et un but, l’étude des faits, sans penser aux conséquences prochaines ou possibles. Mais, hors de son laboratoire, le savant reprend tous les droits que lui confère sa libre raison, en particulier le droit de philosopher pour son propre compte, et il en use. Claude Bernard ne s’en privait guère, et rien n’était plus piquant que cette alternative du penseur et du savant qui se succédaient en lui, l’un avec une précision inflexible, une probité incorruptible d’expérimentateur, l’autre avec une hardiesse réfléchie et grave qui ne croyait pas déroger à la science positive en la complétant par de magnifiques inductions. Un jour que je l’écoutais avec une curiosité émue, tandis qu’il m’exposait, dans une liberté superbe de spéculation, les conceptions les plus hautes sur les origines des êtres : « Mais c’est de la métaphysique que vous faites là ! » m’écriai-je. — Assurément, me répondit-il, et je vais aussi loin que possible dans cet ordre d’idées auquel je crois d’une autre manière, mais tout autant qu’à l’ordre des faits dont je m’occupe tous les jours. La question est de ne pas mêler les méthodes. » Pour lui, c’était la sollicitation de ces idées supérieures qui gouvernait la science de la nature à son insu, qui dirigeait les expériences et suggérait les découvertes. C’est ce qu’il exprimait d’une manière hardie, montrant à quel point l’esprit mêle son activité originelle à l’interprétation des faits, pour leur faire produire