Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme dans le monde en général, on se contentait parfaitement d’une espèce d’honnêteté de surface, si peut-être même on n’y recherchait pas déjà ce que la délicatesse des manières donne de raffinement à la volupté. L’amour n’y était plus du tout, comme à l’hôtel de Rambouillet, une passion dont la noblesse épure le désir, mais bien tout simplement l’art de plaire; et l’art surtout d’y trouver soi-même son plaisir : « C’est un commerce si agréable, dit un personnage des Dialogues de Fontenelle, qu’on a bien fait de lui donner le plus de durée que l’on a pu. Que serait-ce si l’on était reçu dès que l’on s’offrirait? Que deviendraient tous les soins que l’on prend pour plaire, toutes les inquiétudes que l’on sent quand on craint d’avoir déplu, tous les empressemens avec lesquels on cherche un moment heureux, enfin tout cet agréable mélange de plaisirs et de peines que l’on appelle amour? Rien ne serait plus insipide si l’on ne faisait que s’entre-aimer. » Mme de Lambert n’hésite pas à tirer la conséquence : « Puisque ce sentiment est si nécessaire au bonheur des humains, il ne faut pas le bannir de la société, il faut seulement apprendre à le conduire et le perfectionner. Il y a tant d’écoles établies pour perfectionner l’esprit : pourquoi n’en avoir pas pour cultiver le cœur? C’est un art qui a été négligé. Les passions cependant sont des cordes qui ont besoin de la main d’un grand maître pour être touchées. Échappe-t-on à qui sait remuer les ressorts de l’âme par ce qu’il y a de plus vif et de plus fort? » Mais les romans de Marivaux sont précisément cette école de galanterie que demandait là Mme de Lambert: « Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, dit quelque part le héros de son Paysan parvenu, qui, dans l’espace de deux jours, est devenu le mari d’une fille riche et l’amant de deux femmes de condition... Voyez que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon cœur !.. Voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et, par conséquent de sentiment! » Étrange théorie sans nul doute, mais caractéristique de l’homme et de son siècle, du salon de Mme de Lambert, du salon de Mme de Tencin, et à laquelle d’ailleurs il ne faut pas douter que Marivaux ait dû, sur tous ses devanciers dans le roman, sa réelle supériorité d’anatomiste du cœur et d’analyste du sentiment. L’amour, descendu des hauteurs où l’avait placé l’hôtel de Rambouillet, entre avec lui dans la vie réelle. Autre trait, non moins essentiel encore, du vrai marivaudage : l’art de déguiser « le mal de l’action, » comme disait Molière, sous l’élégance, la recherche, et l’obscurité voulues de l’expression. On le verra mieux quand tout à l’heure Marivaux lui-même nous développera ce que l’on pourrait appeler son esthétique de la licence.