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« où rien de considérable ne paraissait à Paris qui ne passât aussitôt la Manche, » si les Anglais ont adopté Marianne. Ils y reconnaissaient quelque chose de ce qu’ils attendaient. Mais il est permis d’aller plus loin encore. Ce que les Anglais du XVIIIe siècle, les futurs lecteurs de Paméla, de Clarisse Harlowe, de Tom Jones, d’Amélia devaient surtout apprécier dans Marivaux, c’était peut-être ce que les Français d’alors en ont presque le moins goûté : certaines peintures de la vie commune, et l’étendue, la diversité, la particularité, l’acuité de l’observation morale.

Il ne manquait certes pas dans Gil Blas, on l’a vu, de peintures de la vie commune ou des mœurs bourgeoises, comme on disait alors. Mais elles n’y avaient pas du tout le même caractère qu’elles allaient revêtir dans Marianne et dans le Paysan parvenu. Si l’intention d’imiter la réalité de très près n’y était pas douteuse, l’intention de s’en égayer et d’en égayer le lecteur n’y était pas moins évidente. L’auteur comique reparaissait toujours dans le roman de Le Sage, comme dans les pièces de Marivaux revient toujours l’observateur exact. En d’autres termes encore, les peintures de la vie commune, telles que Gil Blas nous les présente, sont toujours, en tant que peintures du réel, dans le goût de Molière : satiriques d’intention, larges de facture, brossées, non pas léchées, plus fortes, plus hardies, plus audacieuses que nature. Mais, dans le Paysan parvenu comme dans Marianne, elles sont au contraire successives, minutieuses, finies, traitées par touches imperceptibles, et déjà, par conséquent, dans le goût futur du roman de Richardson. C’était une grande nouveauté. Marivaux s’en rendait bien compte. La seconde partie de la Vie de Marianne débutait par cette espèce de déclaration : « Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du genre humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas des objets médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait une grande figure. Il n’y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes ; qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître et que les bourgeois la déshonorent. » C’est à Diderot, c’est à Rousseau que l’on fait ordinairement honneur d’avoir introduit cette peinture des « conditions médiocres » dans le roman français, et d’avoir osé les premiers, dans la tragédie de la vie réelle, égaler les malheurs du « bourgeois » aux héroïques infortunes