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ne diminue pas le mérite particulier de Marivaux. Il a ouvert la route où Richardson et Rousseau ont marché. Fondée ou non, la tradition n’a donc pas tort de prétendre que Marianne aurait inspiré Paméla et il est bien remarquable que, de tous ses anciens protecteurs ou amis, le seul que l’atrabilaire citoyen ait épargné dans ses Confessions soit précisément Marivaux.

Esprit subtil et, sous une apparence tout extérieure de sensibilité, cœur très sec, ce qui faisait malheureusement défaut à Marivaux, et sans quoi personne jamais n’a su parler la langue de la passion, c’était la sympathie. On peut dire qu’à cet égard encore il est bien l’élève de ses maîtres. Il y a quelques traits en lui de l’égoïsme raffiné de Fontenelle, il y en a quelques autres de l’élégante corruption de Mme de Tencin : un peu de cervelle à la place du cœur ; et, puisque je fais tant que de parler comme eux : tout son cœur dans sa tête. S’il s’intéresse à ses personnages, il ne les aime pourtant pas; ce sont plutôt pour lui des sujets d’expérience que des êtres de chair et de sang, aux émotions de qui son cœur batte ou s’arrête, se dilate ou se serre; il ne vit pas enfin de leur vie, et ne met rien en eux de la sienne. C’est pourquoi, même dans son théâtre, dans les chefs-d’œuvre de son théâtre, les traces d’émotion sont rares; il y en a moins encore dans ses romans; et, pour la passion, nous pouvons dire qu’elle en est à peu près absente. Une fois cependant il y est presque arrivé. C’est dans ce long épisode que l’on pourrait, sous le titre de la Religieuse, détacher de la Vie de Marianne, et que ses derniers biographes ont eu grandement raison de mettre un peu plus en lumière que l’on n’avait fait jusqu’ici. — L’une des religieuses du couvent où l’on a pour quelque temps placé Marianne lui raconte son histoire, en y intercalant, pour ne pas dire en y emboîtant, selon le procédé de Marivaux, l’histoire d’une autre religieuse. Il y a là, dans ce nouvel épisode, cinq ou six pages plus éloquentes que Marivaux et dont il en faut détacher au moins une, celle où la religieuse se délivre entre les mains de Mlle de Tervire d’un billet qui la brûle :


Elle tira alors de son sein un billet sans adresse, mais cacheté, qu’elle me donna d’une main tremblante. « Puisque je vous fais pitié, ajouta-t-elle, défaites-moi de cela; je vous en conjure, délivrez-moi de ce malheureux billet qui me tourmente, délivrez-moi du péril où il me jette, et que je ne le voie plus. Depuis deux heures que je l’ai reçu, je ne vis pas. — Mais, lui dis-je, vous ne l’avez point lu; il n’est point ouvert. — Non, me répondit-elle; à tout moment, j’ai envie de le déchirer, à tout moment, j’ai été tentée de l’ouvrir, et, à la fin, je l’ouvrirai, je ne résisterai pas. Je crois que j’allais le lire, quand, par bonheur pour moi, vous êtes venue. Eh ! quel bonheur! Hélas! je suis