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il le traitait comme tel : Jouffroy, au contraire, n’était pas satisfait de n’être qu’un disciple ; il tenait fort à sa personnalité. C’est pourquoi il aimait à faire remarquer, et c’est le résumé du passage précédent, que Cousin ne lui avait pas appris grand’chose, et que la plus grande partie de ses pensées lui venaient de lui-même, ce qui, d’ailleurs, était vrai. On entrevoit donc dans les pages précédentes un désir secret de faire sa propre part plus grande, en réduisant autant que possible celle de son maître. Mais, s’il a fait ce calcul, il ne pouvait rendre un plus grand hommage à Cousin que de nous montrer avec quelle absence de ressources, quelle inexpérience (c’est le mot de Jouffroy), quels tâtonnemens on marchait alors sous la conduite du jeune professeur. C’est aujourd’hui pour nous un témoignage inestimable, car c’est la réfutation péremptoire de ceux qui nous représentent la philosophie de Cousin comme une philosophie de parti-pris et de pondération habile entre la religion et la philosophie ; l’éclectisme fut tout autre chose : il fut, comme toute philosophie, le produit de la pensée libre et désintéressée.

Le témoignage de Jouffroy sur le caractère de l’enseignement de Cousin à l’Ecole normale n’est pas le seul que nous possédions : il est corroboré par celui de Damiron, camarade de Jouffroy à l’École et qui nous représente les choses exactement de la même manière : « Ce qu’il y avait d’excellent dans sa méthode, dit Damiron, c’est qu’il faisait école sans lier ses disciples ; c’est qu’après leur avoir donné l’impulsion et une direction, il les laissait aller et se plaisait à les voir user largement de leur indépendance ; nul n’a moins tenu que lui à ce qu’on jurât sur ses paroles ; il voulait des hommes qui aimassent à penser par eux-mêmes, et non des dévots qui n’eussent d’autre foi que celle qu’il leur donnait ; il le voulait d’autant plus qu’il savait bien, surtout en commençant, qu’il n’avait pas un système assez arrêté pour prendre sur lui de dogmatiser et de formuler un Credo ; comme chaque jour il avançait et changeait en avançant et qu’il ne pouvait prévoir où le mènerait cette suite de changemens et de progrès, il se serait fait scrupule de dire à ceux qui le suivaient : Arrêtez-vous là. Rien de moins réglementaire que son enseignement. C’étaient la liberté et la franchise mêmes[1]. » Ajoutons enfin aux deux témoignages précédons celui de Cousin lui-même, confirmé, comme on vient de voir, par ceux de ses élèves : « Dans l’intérieur de l’École, dit-il, l’enseignement était plus didactique et plus serré ; le cours portait le nom de

  1. Histoire de la philosophie au XIXe siècle, t. II, p. 155. Ce passage n’est nullement la répétition de celui de Jouffroy ; il lui est antérieur et date de 1827. Il n’est question, à la vérité, ici que du premier enseignement de Cousin (de 1815 à 1820). Mais c’est justement celui qu’il importe le plus de caractériser et d’apprécier avec exactitude.