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l’aurait pas cru. Il lui prit les mains en le comblant de caresses. Il lui recommanda d’aller à Iéna voir le philosophe Fries, comme celui qui entendait le mieux la doctrine de Kant. À Goettingue, il vit deux hommes distingués, Schulze et Bouterweck. Schulze était une célébrité : son nom même fait époque dans l’histoire de la philosophie allemande. Son livre d’Enésidème, où il avait poussé le criticisme de Kant jusqu’au scepticisme absolu, avait décidé la transformation du kantisme en idéalisme subjectif. Le premier écrit de Fichte a été précisément une critique d’Énésidème. Schulze dit à Cousin qu’il n’y avait que trois philosophies en Allemagne : le vieux kantisme, le panthéisme de Schelling et la doctrine du sentiment de Jacobi, mais à ces trois philosophies il ajoutait la sienne, qui, disait-il « détruit toutes les autres. » Il était surtout opposé à la philosophie de Schelling, et, de concert avec son collègue Bouterweck, il s’efforçait de lui fermer l’université de Goettingue. Malheureusement Schulze parlait très peu et très mal le français ; au contraire, Bouterweck s’exprimait avec finesse et avec grâce. Le philosophe de Bouterweek était Jacobi ; l’homme le plus dangereux, selon lui, était Schelling. Tous ses disciples, disait-il, ont corrompu les sciences : Oken, l’histoire, naturelle ; Greuzer et Goerres, la théologie, et voilà que Hegel fait de la scolastique sur la poésie de son maître.

À Berlin, les hommes éminens étaient Ancillon, Schleiermacher et le théologien de Weite. Cousin nous fait d’Ancillon un portrait frappant et vivant : « C’est, dit-il, un homme d’une grande stature, assez gros, tête et figure larges ; quelque chose de distingué, mais aussi de composé jusqu’à l’affectation dans toute sa personne. Il parle très bien, mais comme un livre ; il s’écoute et désire qu’on l’écoute ;, il procède par phrases détachées où il place toujours quelque chose de saillant, une pensée, ou au moins une tournure spirituelle, » Ce philosophe, de famille française réfugiée, ayant écrit et bien écrit en français, semblait devoir fournir à Cousin un interlocuteur intéressant ; mais celui-ci eut beaucoup de peine à l’attirer sur le terrain de la philosophie. « Je n’ai pu en tirer, dit-il, que des propositions très générales, que la raison n’est pas le raisonnement, que le système de l’existence universelle est la plaie de la philosophie allemande. » Il n’aimait pas son collègue Schleiermacher ; il rendait justice à sa traduction de Platon, mais avec des réserves fines et justes : « C’est un bel ouvrager, disait-il, qui entre profondément dans le sens de Platon, mais qui n’en reproduit pas la grâce. L’ironie de Platon s’exprime par un sourire ; celle de Schleiermacher est un rire amer. » Solger, autre philosophe qu’il vit à Berlin, lui parla sévèrement de tous les philosophes du temps, et lui dit que la philosophie allemande était dans une période de