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crise, qu’un seul philosophe pouvait enfin remplacer Fichte : c’était Hegel.

Schleiermacher fut un des hommes qui frappèrent le plus vivement Cousin. Le récit de la visite qu’il lui fit mérite d’être reproduit textuellement : « J’éprouvais une certaine inquiétude à l’idée de me trouver en face d’un des hommes les plus illustres de l’Allemagne. Métaphysicien hardi, moraliste, théologien, politique, orateur, érudit, mon imagination rassemblait tous ces titres sur quelque imposant personnage. La porte s’ouvre et dans le fond d’un cabinet mal éclairé, j’entrevis un petit homme chétif et bossu : c’était Schleiermacher. Je demeurai immobile d’étonnement ; je me remis peu à peu ; et ce commencement ne m’ayant pas égayé, j’entrai en matière avec un grand sérieux ; .. notre conversation dura deux heures qui furent bien remplies. Ce qui m’a le plus frappé dans M. Schleiermacher, c’est ce qu’on m’avait aussi le plus vanté en lui, la prodigieuse subtilité de son esprit. On ne saurait être plus habile, plus délié et pousser plus loin une idée. Si je pouvais reproduire sa conversation, on y verrait un modèle d’adresse ; il ne voulait pas me dire sa pensée ; mais sans cesse il me plaçait sur des pentes qui y conduisaient. J’aurais dû y consentir et me donner le spectacle de l’esprit de M. Schleiermacher, mais les choses m’occupaient tout entier ; et je lui demandai trop et trop vite. Il me vanta beaucoup le système de Spinoza. Je faisais mille objections : « Eh bien ! alors prenez Platon au lieu de Spinoza. Admettez que la matière n’est pas un attribut de Dieu, mais une substance à part. Êtes-vous bien sûr que la matière soit étendue ? » Et il insinuait que le moi pourrait bien être aussi étendu que le non-moi. Nous nous sommes enfoncés dans la question de la création : « Il est aisé de s’élever à Dieu ; mais il est difficile d’en descendre, il faut sauter de l’infini dans le fini. » Je lui demandai s’il concevait l’état d’immortalité sans conscience, sans réminiscence ? — Oui. — On peut, lui dis-je, attribuer cette doctrine à Aristote ; mais croyez-vous que ce soit celle de Platon ? — Oui ; il faut distinguer dans Platon la partie systématique et la partie populaire. Dans le Phédon, il n’y a rien qu’on ne puisse ramener à l’existence sans conscience. » On peut juger de quel attrait et de quelle influence sur une jeune imagination pouvaient être, en 1817, de telles conversations. Recueillir à la source et de la bouche même des maîtres des idées neuves alors, et que personne ne connaissait en France l’apologie discrète, mais convaincue du spinozisme, le rapprochement de Spinoza et de Platon, l’idée d’une immortalité impersonnelle, la non-étendue de la matière, tout cela devait être pour le disciple de Royer-Collard une surprise et une fascination dont il n’est pas facile de nous faire