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une idée, aujourd’hui que de telles idées sont devenues banales, et que tout le monde les a plus ou moins traversées. Ce n’en est pas moins un événement important pour l’histoire de la philosophie, car c’est de ce moment, et par l’intermédiaire de notre voyageur que date l’infiltration en France des idées allemandes. Cousin revit une seconde fois Schleiermacher et jugea plus favorablement cette fois de sa personne physique : « Je m’étais trompé, dit-il, sur sa personne ; je l’avais mal vu le soir ; le jour, il m’a paru mieux. Il est vrai qu’il est un peu bossu ; mais il a des yeux de génie. Il a près de cinquante ans, et il est marié avec une femme encore jeune et belle. Il m’a conseillé de traduire un ouvrage de Lessing : de l’Éducation du genre humain. » Après Schleiermacher, Cousin vit encore à Berlin le théologien de Wette, rationaliste célèbre, mais peu indulgent pour la philosophie de son temps, qu’il exécutait sans façon et d’une manière tranchante : « Que pensez-vous de la philosophie de Schelling ? — Que c’est un délire. — Et de M. Hegel ? — Qu’il a mis en évidence l’absurdité de Schelling. J’ai lu les écrits de Hegel ; ils m’ont tous paru des non-sens. »

De Berlin, Victor Cousin alla à Leipzig, et là il eut le plaisir de rencontrer un curieux vestige de la philosophie antérieure à Kant : ce fut le vieux Platner, psychologue et médecin, qui avait été élevé dans la philosophie de Leibniz. Cousin crut lui faire plaisir en lui parlant de cette philosophie de sa jeunesse ; mais Platner l’avait déjà oubliée ; quoiqu’il eût soixante-treize ans, il était tout entier aux querelles du temps ; il ne pensait qu’à Kant et à ses successeurs ; très opposé d’ailleurs à la philosophie de Schelling, il était décidé à lui fermer l’université de Leipzig, comme on l’avait fait à Goettingue. Rien de plus piquant que ce vieux philosophe, qui, sur le bord de la tombe, était encore tout entier aux luttes philosophiques de son temps, et qui, tout en combattant les nouveautés, avait oublié un peu lui-même ce qu’il avait cru autrefois. Cousin vit encore à Leipzig un disciple de Kant, le philosophe Krug, très ennemi de la philosophie nouvelle, de la philosophie de la nature : mais il parla avec lui de politique plus que de philosophie. À Iéna, autre kantien, M. Fries ; même difficulté de s’exprimer, à cause de la langue. Cependant, chose curieuse, Fries, qui s’exprimait péniblement en français sur la philosophie, s’animait et se passionnait pour la politique. Il était profondément libéral : la France, même vaincue, était alors un idéal et un objet d’envie pour ses vainqueurs, à cause de sa constitution et de sa liberté : « Plus heureux que nous, disait-il, vous êtes une nation ! »

La plus grande figure que Cousin ait rencontrée pendant son voyage est celle de Goethe. Ici, les paroles rapportées ont peu