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définit l’imagination ; il s’étend à perte de vue sur la nature de la perception ; il disserte plus qu’abondamment sur la distinction de l’objectif et du subjectif ; et comme sur tous ces sujets il ne nous apporte rien de bien neuf, une bonne moitié de son livre se trouve ainsi remplie de détails et d’explications qui seraient beaucoup mieux à leur place dans un traité de psychologie élémentaire. C’est au surplus une fâcheuse affectation chez lui que d’ignorer ses prédécesseurs, et de traiter les questions comme s’il était le premier qui s’en fût avisé. Cette méthode a quelques avantages et beaucoup d’inconvéniens. S’il ne faut pas se contenter, comme quelques-uns, de lire, prendre des notes, les classer, les rédiger et suppléer ainsi l’absence ou la pauvreté de la pensée par la paperasserie de l’érudition, il ne faut pourtant pas non plus, comme a fait M. Sully Prudhomme, pousser la naturelle ambition d’être personnel, original et nouveau jusqu’à l’ingratitude envers ceux qui nous ont frayé les chemins. En fait, esthétique ou psychologie, de toutes les questions qu’agite M. Sully Prudhomme, je n’en vois presque pas une qui n’eût été traitée déjà plus d’une fois ; et ces questions sont surtout de celles où il importe à l’avancement même de la science que chaque nouveau-venu parte du point où les autres se sont arrêtés.

Nous ne saurions ici discuter en détail le livre de M. Sully Prudhomme, et encore moins opposer d’autres théories aux siennes. Il y faudrait trop de temps, et, par conséquent, trop d’espace. Contentons-nous d’exposer brièvement ce qui nous en semble essentiel, et prenons avec lui notre point de départ dans la psychologie de l’artiste. Qu’est-ce donc que l’artiste, musicien ou peintre ? Est-ce, comme le croient encore beaucoup d’honnêtes gens et trop de critiques, un homme qui posséderait, dans un degré tout à fait éminent, des qualités universelles, pour ne pas dire communes, lesquelles se retrouveraient, par suite, mais dans un degré moindre, chez tout homme à peu près indistinctement ? Non pas du tout ; mais un homme qui possède, et quelquefois dans un degré relativement médiocre, des qualités spéciales, particulières, personnelles. On peut manquer de cœur ou même d’intelligence, et n’être pas moins ce qui s’appelle un véritable artiste. Si c’est l’intelligence qui fait les philosophes et si c’est le cœur qui fait les poètes, c’est l’oreille avant tout qui fait les musiciens et c’est l’œil qui fait les peintres. Un artiste est d’abord un homme doué par la nature d’un sens éminemment apte à jouir d’une couleur ou à souffrir d’un son, et prédisposé d’instinct à inventer lui-même les moyens de satisfaire la sensualité de son oreille ou de son œil. M. Sully Prudhomme, en divers endroits de son livre, a fortement appuyé sur la nécessité de cette aptitude originelle de l’artiste. En effet, posez-la, vous avez un artiste qui pourra manquer par beaucoup de côtés, mais vraiment un