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artiste ? ôtez-la, vous n’avez plus, selon la juste expression de M. Sully Prudhomme, qu’un poète fourvoyé dans les arts. — Nous en avons-beaucoup connu, nous en pourrions nommer beaucoup encore, dans notre école française, à qui rien n’a fait défaut de ce qui s’acquiert par l’étude et le travail, par la patience et par la volonté, par l’enseignement de l’école et par l’intelligence de la tradition : quelques mètres de toile qu’ils aient couvert ou quelque vaste pan de mur, c’était ce que l’on voudra, mais non pas des peintres ; et leur réputation pouvait bien être légitime, mais leur nom était usurpé. Pour être peintre, il faut naître peintre ; on ne le devient pas.

Remarquons en passant que c’est là tout ce que l’on a voulu dire et rien de plus, quand on a dit que le peintre peignait « comme l’oiseau vole, » sollicité par son instinct de peintre et sous l’impulsion d’une fatalité de nature. On se rappelle sans doute l’indignation que souleva la formule, dans le camp, nombreux encore alors, des esthéticiens du spiritualisme. « Comme l’oiseau vole ? » se récriaient-ils ! Alors, au sortir du nid ? sans apprentissage et sans guide ? sans étude ni travail ? sans défaillance et sans peine ? Et là-dessus de recommencer l’hymne platonicien à la beauté, cette beauté pure, comme ils disent, qui n’a point de saveur particulière, — cette beauté vague qu’ils reconnaissent aux mêmes traits dans l’Apollon du Belvédère et dans la Madone de Saint-Sixte, — cette beauté tout abstraite enfin à laquelle on serait parfois tenté de croire qu’il n’ont jamais pris d’intérêt que pour la beauté des choses qu’ils en pouvaient dire eux-mêmes. Ce que leur spiritualisme, en effet, refusait, refuse encore d’admettre ou plutôt de reconnaître, c’était surtout ici l’existence d’un beau spécifique, déterminé pour chaque art par la nature même des moyens d’expression propres à cet art. Or il y a un beau musical et il y a un beau sculptural. Le beau musical, c’est ce que les sons, et la possibilité de leurs combinaisons infinies, recèlent en soi de séductions pour l’oreille. Le beau sculptural, c’est ce que les lignes, et l’inépuisable variété des systèmes qu’elles peuvent former entre elles contiennent en soi de voluptés pour l’œil. Celui-là seul est artiste qui sent ce beau spécifique, et réciproquement, quiconque ne le sent pas ne l’est point. Une esthétique manque donc par la base, et croule, pour ainsi dire, avant que d’être achevée d’édifier, toutes les fois qu’elle ne commence pas par poser ce beau spécifique et la capacité native de l’artiste pour le sentir. Le peintre, en ce sens, peint vraiment comme l’oiseau vole, et le musicien compose à peu près comme l’arbre porte ses fruits. — Trois hommes, depuis vingt ans, auront contribué à rétablir sur ce point, contre les rêveries d’un platonicisme attardé, la claire, la saine, la vraie vérité des principes : M. Taine dans ses leçons sur la Philosophie de l’art, Eugène Fromentin dans ses Maîtres d’autrefois, et M. Sully Prudhomme, dans le livre que nous suivons.