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que nous avons des objets extérieurs nous est une preuve à n’en pas douter qu’il y a quelque chose de comparable, ou autrement dit de commun entre eux-mêmes et nous. C’est ce que l’on veut dire quand on dit que nos perceptions ne sont pas seulement affectives et représentatives, mais qu’elles sont encore expressives. S’il n’est pas précisément démontré que, comme l’ont gravement enseigné de fort savans hommes, tout accord de septième diminuée traduise le « désespoir, » ni même que la nuance rousse exprime « la dignité tempérée par la grâce ; » il y a pourtant, il doit y avoir quelques rapports, quelques convenances entre de certaines couleurs et de certaines dispositions d’esprit, comme entre de certaines tonalités et de certains sentimens. Encore moins est-il douteux qu’entre de certains objets et les idées qu’ils éveillent il y ait de réelles analogies, puisqu’enfin son idée même, selon la métaphysique, est quelquefois exactement tout ce que nous connaissons de l’objet. Le premier qui vit un éléphant, si du moins sa terreur lui permit d’analyser sa perception, n’y trouva pas au fond l’idée de légèreté, de grâce, d’élégance ; et assurément, le premier qui vit un oiseau-mouche ne s’en étonna pas comme de la rencontre d’un monument de lourdeur. Indépendamment du plaisir qu’elles nous procurent et des connaissances qu’elles nous apportent, nos perceptions provoquent donc positivement en nous des états de conscience déterminés, et ces états sont analogues en quelque manière aux objets qui les ont provoqués. « Il existe des caractères communs aux perceptions sensibles et aux états moraux, et ce sont précisément ces caractères que nous appelons expressifs. »

M. Sully Prudhomme s’est donné la peine de l’établir démonstrativement dans un chapitre qu’il considère sans doute comme capital : en effet, c’est ici la clé de sa théorie générale de l’expression. De quelque manière que s’établisse, pour parler comme les philosophes, la communication des substances, — de l’âme et du corps, du physique et du moral, du matériel et du spirituel, de l’étendue et de la pensée, — il y a quelque chose d’identique entre les perceptions sensibles ou qualités des corps, et les états de conscience ou sentimens, idées, volitions. Le langage en porte témoignage. Si quelques mots ne conviennent uniquement qu’à la notation des qualités des corps ou des sentimens de l’esprit, nous voyons que la plupart des substantifs, des adjectifs, des verbes peuvent également servir, — en allemand comme en français, en hébreu comme en syriaque, en chinois comme en thibétain, — à la notation des qualités des corps et des sentimens de l’esprit à la fois. C’est même le principe de la métaphore. Une aptitude nouvelle vient ainsi s’ajouter à toutes celles que nous avons déjà reconnues à l’artiste. On n’est pas artiste si l’on n’est pas éminemment propre à démêler dans le monde sensible ce qu’il a d’expressif du monde intellectuel et