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moral, et, réciproquement, un artiste est un homme de qui l’œil ou l’oreille savent découvrir dans l’univers des sons ou dans celui des couleurs des ressources nouvelles pour l’expression des sentimens ou même des idées. Le problème de l’expression se pose donc à peu près en ces termes : Jusqu’à quel point les diverses formes de l’art peuvent-elles exprimer des sentimens ou des idées sans empiéter sur le domaine l’une de l’autre ? sans transgresser aucune des conditions que leurs moyens d’exécution mêmes leur imposent ? et sans tomber enfin dans l’illusion du symbolisme ? Ce n’est pas tout à fait ainsi que M. Sully Prudhomme a posé la question ; mais, ainsi posée, nous trouverions aisément dans son livre de quoi la résoudre ; et c’est peut-être ainsi qu’il eût dû la poser.

Il suit de là qu’entre toutes les facultés de l’artiste, l’une des plus importantes (on serait presque tenté de dire la plus importante de toutes), est l’aptitude à la sympathie. C’est d’elle, en effet, que dépend son aptitude même à comprendre le langage des formes, et c’est elle qui seule lui permet de pénétrer jusqu’à l’âme même des choses. Encore ici M. Sully Prudhomme se rencontre avec M. Taine. Et de cette rencontre au même point, — par des voies si diverses, pour ne pas dire inverses, — de deux esprits si différens, on peut tirer au moins cette leçon qu’il n’est pas vrai, comme les sceptiques aiment à le dire, que chacun de nous se fasse à part soi « son petit religion, » sa morale et son esthétique. En esthétique, aussi bien qu’en morale, il se pourrait qu’il y eût plus de points fixes que l’on ne croit. « La puissance d’aimer, » pour M. Taine, et, pour M. Sully Prudhomme, « la faculté d’être sympathiquement excité : » voilà dans tous les arts, et toutes choses égales d’ailleurs, ce qui fait le grand artiste. Mais, réciproquement, l’incapacité d’aimer et l’inaptitude à la sympathie, voilà dans tous les arts, quelle que soit l’habileté singulière de la main, ce qui fait immédiatement tomber l’artiste au rang inférieur. Si les esthéticiens du spiritualisme, comme nous le disions tout à l’heure, ont trop oublié, dans leur esthétique, de mettre en quelque sorte à la base l’aptitude spéciale de l’artiste à être ému par le son ou par la couleur, c’est le cas de dire maintenant, pour faire à tout le monde sa part, que les esthéticiens du naturalisme, dans la leur, ont trop oublié de mettre au sommet cette faculté de sentir et d’aimer. Car c’est elle qui, dans une simple mélodie populaire, est seule capable de discerner ce que le génie d’une race y a mis de lui-même, de ses regrets ou de, ses espérances, de son amour de la terre natale ou de son goût des lointaines aventures, comme c’est elle qui, dans une simple nature morte, est seule capable d’empreindre cette intimité qui en fait le charme, ou, dans un modeste intérieur, la visible révélation du caractère et des goûts de celui qui l’habite. A plus forte raison, ce qu’elle