Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

borner dans chaque art à évaluer la supériorité de chaque œuvre dans son propre genre, il faudra donc se borner à évaluer la supériorité de chaque artiste dans son art. C’est par là que les conclusions de M. Sully Prudhomme rejoignent ses prémisses. — Nous avons appris dans l’intervalle quels étaient les moyens d’évaluer la supériorité des œuvres et des artistes. L’artiste est d’autant plus grand que son aptitude à sentir, comprendre, interpréter les formes de la nature par les moyens de l’art est plus grande, et l’œuvre, à son tour, tient un rang d’autant plus élevé qu’elle nous révèle dans l’artiste un « tempérament » plus personnel, c’est-à-dire plus original.

Mais M. Sully Prudhomme nous avait promis davantage. En s’engageant à rechercher ce que c’est que l’expression dans les beaux-arts, il s’engageait pour ainsi dire à nous donner un moyen de classer les arts selon leur degré de puissance expressive. M. Taine, plus hardi, l’avait fait, on se le rappelle, dans sa Philosophie de l’art. Si M. Sully Prudhomme ne l’a pas fait, la principale cause en est, je crois, qu’il a voulu formuler pour tous les arts, de manière que ses définitions convinssent à l’architecture, par exemple, comme à la sculpture, et à la peinture comme à la musique. J’ai déjà dit qu’il avait poursuivi l’application de sa théorie générale de l’expression jusque dans les arts décoratifs, jusque dans l’art de la danse et jusque dans l’art dramatique enfin, ou, pour mieux dire, jusque dans l’art du comédien. Et, sans doute, ce sont bien des arts, mais si différens, quant à la nature même de leurs moyens et quant à l’espèce de leur action, qu’il ne peut y avoir de commun entre eux que quelques lois très générales et, par conséquent, assez vagues. Il est évident que, dans l’art de la danse et dans l’art du comédien, tout particulièrement, l’intervention de la danseuse ou de l’acteur, c’est-à-dire de la personne humaine vivante, introduit un élément tout nouveau. Je ne trouve pas que M. Sully Prudhomme en tienne suffisamment compte. Nous ne saurions essayer ici de débrouiller incidemment cette question complexe. Mais nous pouvons bien dire que, dans l’art du comédien, les conditions fondamentales du problème de l’art sont absolument changées. Il ne s’agit plus, en effet, d’interpréter au moyen de formes spécifiques ce que M. Sully Prud’homme appelle « les essences latentes des choses, » mais seulement de mettre en relief, et de dresser comme en pied ce qu’il y a d’expression manifestement contenue dans l’œuvre du poète. Le thème initial n’est plus donné par la nature, mais déjà par une œuvre d’art, et de quelque talent ou de quelque génie que le comédien puisse faire preuve, il n’est jamais, après tout, que ce que le traducteur est au poète, et le graveur au peintre. Faute d’avoir observé cette distinction nécessaire, M. Sully Prudhomme en arrive à des conclusions comme celle-ci : que l’on ne saurait dire, de l’art du comédien et de celui du peintre, lequel