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un cri général, et comme il arrive ordinairement, ceux qui avaient le plus contribué à lui troubler le cerveau par leurs conseils de prudence étaient les premiers à lui reprocher sa timidité. Jusqu’aux paries du cabinet royal on redonnait contre lui des couplets sanglans (car chansons et chansonniers allaient toujours leur train, malgré les malheurs publics).

François dit : « Les Français viennent.
Ma mie, sauvons-nous.
— Oh ! que nenni ! dit la reine ;
C’est Maillebois qui les mène ;
Je m’en f…. »


On allait même, par une injustice criante, jusqu’à prétendre que, de connivence peut-être avec Belle-Isle, il avait renoncé volontairement à un succès qui l’aurait placé sous le commandement d’un collègue[1].

On ne pouvait lui laisser la direction d’une affaire si tristement engagée. Ordre fut donc envoyé au maréchal de Broglie de quitter Prague de sa personne pour aller prendre le commandement de l’armée qui faisait retraite vers le Danube. Ce serait à lui ensuite à juger sur place si quelque chose pouvait être tenté encore pour le salut des assiégés, soit en faisant un nouvel effort pour les rejoindre, soit en attirant à soi l’armée autrichienne et en prévenant la reprise des opérations du siège par une diversion dirigée sur Vienne. Si, à l’épreuve, tout secours, sous une forme directe ou indirecte, était reconnu impraticable, Belle-Isle, alors resté seul à Prague, recevait pour ce cas extrême l’instruction tout à fait secrète, mais impérative, de se dégager à tout prix et à tout risque, soit par une évasion qu’il déroberait à l’ennemi, soit en forçant le passage, au prix d’un grand sacrifice. One seule chose paraissait impossible à admettre, c’était une capitulation aux conditions qu’imposait Marie-Thérèse.

La mission donnée au maréchal de Broglie, toute de confiance, et qui le faisait considérer, lui écrivait son frère, comme le sauveur de la France, était si flatteuse pour son orgueil qu’il n’était pas utile de l’accompagner d’aucun encouragement. Mais plus de ménagement pouvait paraître nécessaire pour imposer à Belle-Isle, ulcéré comme il avait le droit de l’être, travaillé par un mal cruel et épuisé de fatigue et d’émotion, une tâche ingrate dont la gloire ne pouvait égaler le péril et le labeur. L’ordre de risquer sa

  1. Cette calomnie a trouvé place dans le Journal de d’Argenson, 17 et 27 novembre 1742.