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Si nos armes y ont un heureux succès, nous marcherons alors ou pour nous joindre ou pour faire quelqu’autre opération. Il faut mettre en état six pièces de gros canon et des mortiers pour être prêt à tout événement. Si, au contraire, elles n’agissent pas, ou que leurs entreprises soient suivies de quelque malheureux succès, nous devons tous concourir à pouvoir subsister ici et donner le temps au roi de faire ce qu’il avisera être bon pour nous en retirer. Aussi nous devons tous songer à épargner et à remplir les magasins de cette ville. Je sais tous les chagrins que chaque particulier essuie, mais il est des momens critiques où l’homme de courage s’élève au-dessus de lui-même… Il faut écarter tous les sujets de peine et n’être rempli que de l’objet principal, qui est de nous soutenir ici avec honneur et de ne rien faire que de digne de nous. Si quelqu’un de vous a un bon projet pour l’utilité publique, qu’il me fasse plaisir de me le dire. Pour moi qui ne dors point, je suis occupé toute la nuit à ce qui peut procurer le bien. J’ai vu creuser l’abîme où nous sommes ; je m’y suis opposé autant que je l’ai pu. Représentations, écrits, que n’ai-je point fait pour être écouté ! C’est à moi de chercher les moyens de nous en tirer. Écartons tous ces objets et ne pensons qu’au principal, qui est d’amasser des subsistances et de les épargner[1]. » Les dernières paroles, empreintes d’un sentiment de personnalité et de rancune, déparent seules ce ferme langage. Il eût mieux valu prêcher d’exemple l’oubli des injures et la conciliation.

Les objurgations du maréchal de Belle-Isle furent pourtant écoutées et la liberté que laissait encore pour quelques jours l’éloignement des troupes autrichiennes fut activement employée pour se mettre en état d’attendre et d’agir. Au départ du maréchal de Broglie, il ne restait plus de vivres que pour un mois. Huit jours après, moyennant des réquisitions faites dans la campagne ou des transports mandés de Saxe, les subsistances de tout genre étaient assurées jusqu’au 1er février suivant. La cavalerie, qui ne comptait plus que de 1,200 à 1,300 chevaux, était reportée à 2,000, sans compter les chevaux d’attelage, qui de 250 avaient passé à 800. Toutes les précautions étant ainsi prises dans la mesure possible, il ne resta plus qu’à demeurer l’arme au bras et à voir venir jusqu’à ce qu’on pût connaître l’effet des opérations du maréchal de Broglie sur le Danube.

Cette attente devait être vaine, et Belle-Isle sans doute y était

  1. Discours du maréchal de Belle-Isle aux officiers généraux et aux commandans de corps, 1er novembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.) — Par une erreur de date analogue à celle que nous avons relevée plus haut, cette pièce porte la date du 1er octobre. Le maréchal de Broglie n’ayant quitté Prague que le 27 de ce mois, c’est évidemment le 1er novembre qu’il faut lire.