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de répandre sans affectation le bruit que j’ai déjà établi que les troupes du roi devaient hiverner en Bohême, que nous comptons conserver Prague et y ramener les régimens après cette expédition, et que nous y avons laissé cependant sous ses ordres quatre ou cinq mille hommes de troupes plus que suffisantes pour la bien défendre, en quoi M. de Chevert ne mentira pas, quant au fond, puisque, compris les malades et autres Français, il reste bien ce nombre dans la ville. Dans le cas supposé de sommation, M. de Chevert cherchera à gagner du temps par sa réponse et demandera à cet effet de pouvoir être informé de ce qu’est devenue l’armée que nous conduisons et de nous envoyer quelqu’un pour recevoir nos ordres. » Enfin, quand tous les artifices seront épuisés et de plus longs délais inutiles, la capitulation peut être acceptée aux conditions suivantes : remise de l’artillerie et des munitions de guerre, mais sortie de toute l’armée avec armes et bagages et les honneurs de la guerre, sans autre engagement que de ne plus servir pendant un an contre la reine de Hongrie. « Pour obtenir ces conditions favorables, M. de Chevert mettra en œuvre toute sa fermeté et sa dextérité, faisant observer à l’ennemi que le pis qui puisse arriver à la garnison étant d’être prisonnière de guerre, elle est en état, si on la réduit à cette extrémité, de faire acheter cher cet avantage[1]. »

Si, malgré toutes ces précautions, le sort toujours incertain des pauvres gens qu’il était obligé d’abandonner serrait le cœur paternel de Belle-Isle, ceux qu’il devait emmener avec lui, plus sains de corps, mais non moins malades d’esprit, lui causaient presque autant de souci. Dès qu’il devint apparent qu’il avait en vue un projet de délivrance, ce fut dans tous les rangs de l’armée une joie si peu tempérée et si bruyante qu’à tout instant on pouvait craindre qu’un avis indiscret recueilli par les malveillans, si nombreux dans Prague, n’allât tout révéler à l’ennemi. Chacun d’ailleurs avait son plan de retraite qu’il développait tout haut dans les chambrées et qu’il venait confier au maréchal, dont les réponses évasives devenaient ensuite le thème d’interminables commentaires. Ce fut au milieu de ce tapage étourdissant d’avis contradictoires que Belle-Isle seul, cloué le plus souvent dans sa chambre par le rhumatisme, devait penser et pourvoir à tout, sans rien dire de trop, et donner des ordres dont il ne pouvait ni tout à fait expliquer le but ni surveiller lui-même l’exécution. L’aide active et puissante qu’il trouvait dans le zèle de son frère le chevalier, qui passa plusieurs nuits de suite à ses côtés sans fermer l’œil et sans se déshabiller, le soulageait, sans le consoler, dans ses défaillances. A tout instant,

  1. Instruction du maréchal de Belle-Isle à M. de Chevert, 14 et 16 décembre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)