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souffrait sans se plaindre, assurant volontiers qu’il ne s’était jamais mieux porté. Ignorait-il donc ou ne voulait-il pas savoir que le froid versait dans ses veines un poison subtil atteignant les sources mêmes de la vie, et que le perfide éclat de la neige frappait d’une infirmité incurable ses yeux éblouis ? La guerre allait le rendre à la France pour jamais invalide et presque aveuglé. La gloire devait venir pourtant à son heure, mais non pas telle qu’il la rêvait peut-être durant ses mortelles veillées, non pas parée de ces grâces de la jeunesse qui la font (c’est lui qui l’a dit) plus douce que les premiers feux de l’aurore. C’est sa tombe qu’elle devait éclairer d’une lueur pensive et mélancolique.

Enfin, après cinq jours de souffrances et de deuil, le 25, jour de Noël, l’armée s’étant mise en marche à minuit, comme d’ordinaire, arriva à la pointe du jour au débouché de la forêt qui couvrait la haute montagne de Königswart et d’où on dominait la campagne dans laquelle Egra est située. Il ne restait plus qu’à descendre, mais par des pentes tellement à pic et bordées de tels précipices que ce dernier passage eût été le plus périlleux de tous, si la neige, cette fois secourable, n’eût formé un tapis épais qui adoucissait l’escarpement. Cinq heures furent employées à cette opération très délicate, et ce ne fut que vers le milieu du jour que toute l’armée, arrivée enfin dans la plaine, put se cantonner le long de la rivière de Wondesheim. Elle était décimée, mais libre ; elle avait perdu tous ses transports, mais pas un canon, et l’honneur était sauf.

Dès le soir même, le chevalier de Belle-Isle, arrivé à Égra avec son frère, emportait à Paris la lettre suivante : « Je vous dépêche ce courrier, disait le maréchal, pour vous apprendre que j’ai conduit ici l’armée du roi, sans échec, quoique le prince Lobkowitz m’ait suivi avec toute son armée, et que je n’aie pas cessé d’avoir ses hussards à ma tête, à mes flancs, et à ma queue. Il est certain que cette marche fait honneur aux armes du roi. Je ne puis encore vous mander quelle est notre perte ; il est mort une quantité de soldats de froid dans la neige ; la moitié de l’armée est malade ou au moins enrhumée ; mais il serait difficile qu’il en fût autrement avec le froid excessif et la marche la nuit comme le jour… Mon corps est à bout. … J’ai un rhume fort considérable sur la poitrine qui m’eût mis hors d’état de faire la marché s’il m’eût attaqué plus tôt… Il faut que la machine soit bien délabrée pour que la satisfaction que j’éprouve d’avoir pu exécuter ce que nous venons de faire ne m’ait pas guéri : mon zèle a suppléé à la faiblesse du corps et j’ai le plaisir d’avoir deux fois tiré cette armée du péril où d’autres l’avaient plongée. »

Et, le même jour, en envoyant le même avis au maréchal de Broglie, il se donnait le plaisir d’ajouter : « J’avais bien compris que