Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/310

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’édition de 1836. Dès la première leçon, Victor Cousin pose le principe de l’éclectisme. Il vient, dit-il, proposer à toutes les écoles un traité de paix. Puisque l’esprit exclusif nous a si mal réussi jusqu’à présent, essayons de l’esprit de conciliation. L’éclectisme n’est pas le syncrétisme, qui rapproche forcément des doctrines contraires : c’est un choix éclairé qui, dans toutes les doctrines, emprunte ce qu’elles ont de commun et de vrai, et néglige ce qu’elles ont d’opposé et de faux. Tel est le principe que Cousin développe, dès cette première leçon, à l’aide de considérations neuves et importantes. Il cite l’exemple des sciences positives. C’est l’esprit éclectique, disait Cousin, qui est l’esprit des sciences positives, qui les a créées et les a fait grandir. Unité de méthode, diversité de recherches et de théories, triage parmi ces théories de ce qui est solide et juste, liaison de toutes ces parties de vérité les unes avec les autres : voilà ce qui a fait le succès des sciences physiques. Pourquoi la philosophie n’a-t-elle pas fait des progrès égaux ? Que lui a-t-il manqué ? D’être fidèle à son propre principe, à savoir la méthode d’observation, d’avoir su tolérer des dissidences apparentes pour en tirer les vérités communes, en un mot d’avoir bien entendu ses véritables intérêts.

Depuis l’époque où Cousin s’exprimait ainsi, le principe de l’éclectisme, c’est-à-dire le devoir et le droit pour la philosophie de prendre partout son bien où elle le trouve, de s’enrichir en puisant à toutes les sources, a paru si évident qu’on ne lui a plus fait qu’un reproche, c’est de l’être trop. Qui est-ce qui n’est pas éclectique ? a-t-on dit. Les faits prouvent que c’est précisément le contraire qui est la vérité. Jusqu’à notre siècle, la philosophie française a toujours pratiqué la méthode révolutionnaire. Descartes avait rejeté les anciens sans aucune réserve ; Condillac et Voltaire avaient rejeté Descartes avec les anciens. Pour Descartes, la philosophie d’Aristote était comme l’astrologie à l’égard de l’astronomie ; pour Condillac, la philosophie de Descartes était comme l’alchimie à l’égard de la chimie. L’idée d’une tradition en philosophie était absolument ignorée ; l’idée d’un rapprochement et d’un concordat entre les diverses écoles ne l’était pas moins. L’éclectisme était donc une grande nouveauté et une nouveauté vraie. Il plaidait pour l’honneur de la raison humaine, qui ne serait autre chose qu’une immense folie si elle n’était capable que d’enfanter des conceptions contradictoires se détruisant sans cesse l’une l’autre et entassant ruines sur ruines. On a cru que, pour Victor Cousin, l’éclectisme était fondé sur l’histoire et n’était que la conséquence de l’histoire des systèmes. La philosophie n’eût été alors que l’histoire de la philosophie. Il se peut que cette confusion ait été faite à la longue : à force d’étudier les systèmes, on a pu être amené à croire qu’il n’y avait pas d’autre