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Considérés en eux-mêmes, la capitation et le dixième ont soulevé et méritent les plus justes critiques. La capitation, qui imposait les situations plutôt que le, s fortunes, n’était pas, surtout à l’origine, proportionnelle aux facultés des contribuables, et, quand elle le devint, son assiette se prêta à l’arbitraire. Le dixième, en exigeant que le fisc pénétrât dans le mystère des fortunes privées, avait des inconvéniens qui ont provoqué ces véhémentes paroles de Saint-Simon : « Tout homme, sans aucun excepter, se vit en proie aux exacteurs, réduit à supputer et à discuter avec eux son propre patrimoine, à recevoir leur attache et leur protection sous les peines les plus terribles, à montrer en public tous les secrets de sa famille, à produire au grand jour les turpitudes domestiques, enveloppées jusqu’alors sous les replis des précautions les plus sages et les plus multipliées. » Les historien s et les publicistes modernes ont souvent reproché ces deux impôts au gouvernement de Louis XIV. Cependant il ne faudrait pas les juger en se plaçant exclusivement au point de vue des institutions et du régime fiscal du XIXe siècle. À la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe, ils avaient un grand mérite qui devait leur faire pardonner bien des défauts : ils n’admettaient ni exception ni privilège. De plus, ils étaient nécessaires, non pour subvenir à des dépenses de luxe, mais pour contribuer à la défense du pays dans des guerres qu’on pouvait avoir eu tort d’entreprendre, mais où la France, attaquée par toute l’Europe, avait à défendre à la fois son influence, sa grandeur, et sa nationalité.

La capitation et le dixième méritent plus justement le reproche d’avoir été tardifs. S’ils avaient été établis, l’un et l’autre, dès le commencement de la guerre et levés quand la richesse publique n’avait pas encore été profondément atteinte, ils eussent été plus productifs et il eût été facile d’en tirer 50 millions par an, qui, en vingt-six ans, eussent produit 1,300 millions : il eût suffi alors de porter à une somme égale les emprunts, qui s’élevèrent à 720 millions, et cela eût été possible, sans même hausser le taux de l’intérêt, si on n’eût pas appauvri le pays des 900 millions qu’on lui demanda sous la forme de créations d’offices, d’augmentations de gages et d’autres expédiens. Le produit des emprunts et celui des impôts temporaires de guerre, montant ensemble à 2,600 millions, eussent couvert, ou à peu près, les dépenses extraordinaires[1] qui se seraient d’elles-mêmes réduites d’un milliard au moins, si elles n’avaient pas compris les gages, augmentations de gages et autres charges qui s’accrurent, chaque année, pendant ces vingt-six ans, et si tous les

  1. C’est l’opinion qu’exprime le duc de Noailles dans son rapport sur les finances du 2 juin 1717.