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passa sous ses palmiers natals, Bras-Coupé a réduit plus d’un misérable à une existence telle que celle-ci ; par conséquent, il ne fait aucune réflexion philosophique sur la cruauté des humains. Il trouve ces choses toutes simples et cherche sa vie, voilà tout.

L’automne s’écoula, puis l’hiver. Don José, à sa façon majestueuse, s’efforçait d’être heureux. Il avait emmené chez lui sa jolie señora ; grâce à elle, pour un temps, cette maison de chasse devint un foyer. Partout où passait la jeune femme, suivie de Palmyre, qui de fait régnait en son nom, les fusils, les chiens, les rames, les filets, tout ce qui avait été l’intérêt unique du célibataire disparaissait, prenant le chemin de l’exil, et les planchers, maintenant recouverts de nattes, ne retentissaient plus d’un pas de solitaire mélancolique et ennuyé ; ni fleurs ni chansons ne manquaient aux grandes salles, naguère lugubres. Mais ces chansons-là ne partaient pas de la bouche de celle que Bras-Coupé avait appelée, dans le jargon enfantin si étrange dans sa bouche au sourire féroce, mo piti zozo. Taciturne, elle se reprochait jour et nuit la folie, maintenant inexplicable pour elle, qui lui avait fait, par orgueil de dominer cet invincible, mettre sa main dans celle de Bras-Coupé. Oh ! son orgueil ! où l’avait-il conduite ?

D’abord, elle s’était consacrée à un amour sans espoir ; et réduite à n’être après tout que la femme d’un nègre, elle ne tenait même pas ce nègre à ses pieds pour lui apprendre la leçon dont elle brûlait de le pénétrer : une leçon de révolte, une leçon de meurtre ! Palmyre avait entendu parler de Saint-Domingue et, pendant plusieurs mois, des visions sanglantes, des visions d’incendie avaient fait battre son cœur outragé. Elle eût communiqué ce qu’elle avait de haine à ce géant, qui l’adorait ; mais il était trop tard… Pour atteindre son but, elle avait consenti à se laisser donner en mariage, et tout cela finalement avait été en vain. Un désespoir farouche s’empara d’elle ; les côtés agressifs et violens de son caractère, qui avaient paru s’adoucir un instant sous l’influence de mademoiselle, reprenaient plus de force ; la flamme sauvage qui brillait dans son œil noir gardait une perpétuelle intensité ; tout était fini pour elle, sauf l’œuvre de vengeance : l’amoureuse ne tenait plus en bride la rebelle, la rebelle qui n’a rien à perdre.

— Elle aime son candio, disaient les nègres.

— Imbéciles ! répliquait le géreur, — un homme perspicace, nous l’avons déjà vu ; — elle abhorre Agricola, voilà tout.

Nègres et géreur avaient en partie raison ; sa pensée ne quittait plus guère l’Africain fugitif, ses sentimens secrets, étaient intimement liés à ceux de cet homme, et elle s’était donné pour tâche la ruine d’Agricola.

Nous avons dit que le señor s’efforçait d’être heureux, mais il