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Son opinion est inébranlable sur les questions de caste et d’esclavage ; pour qu’un pont soit solide, il faut une arche et une pile, l’arche au-dessus, la pile au-dessous… La doctrine des droits égaux est donc une folie et une iniquité. Que si elle est devenue le sujet principal de la pensée humaine, que si elle déborde dans la littérature universelle, eh bien ! on sera quitte pour ne pas lire. Peu importe l’ignorance qui s’ensuivra. Il restera, pour éclairer les esprits, l’éloquente et fougueuse Philippique d’Agricola Fusilier. Tout intrus dans la colonie qui ne voudra pas s’acclimater, c’est-à-dire admettre la traite, la contrebande et autres libertés créoles, lui est suspect, et cependant il reste capable d’amitiés irréfléchies, de chauds dévoûmens, il est loyal et bon, malgré la curieuse absence de sens moral qui se mêle à ses prétendus principes, comme se confondent aussi chez lui l’égoïsme et la courtoisie, la bravoure et la ruse. Assez obstiné pour retenir les biens de la veuve et de l’orpheline en otage de son honneur, il est trop généreux pour jamais toucher aux revenus, et, tout en satisfaisant sa rancune, se berce de l’idée d’une réparation. Sa conscience a de nobles réveils. En somme et malgré tout, c’est un homme dont nous sentons battre le cœur et bouillonner le sang ; s’il se trompe, s’il pèche, sa bonne foi peut lui servir d’excuse ; une vague sympathie s’attache à ses fautes mêmes.

Honoré Grandissime, lui aussi, est bien humain et bien créole, quelque peu dilettante en politique, en philosophie, en morale, en religion ; pour nous faire mieux sentir cette particularité de son caractère, l’auteur oppose à ses aspirations trop vagues vers les réformes nécessaires l’énergie indignée d’un émigrant américain d’origine allemande, Joseph Frowenfeld, qui fronde à tour de bras, attaque les abus en face, quitte à se briser contre eux, et fait passer la recherche de la vérité avant toutes les questions de nom, de famille et d’intérêt :

— Les causes doivent importer à un homme raisonnable beaucoup moins que les résultats, dit plaisamment à ce personnage son ami Honoré, lorsqu’il déclame avec trop de violence sur des questions générales.

Honoré Grandissime excelle à tourner finement les difficultés, à concilier ce qui est apparemment inconciliable. Il évite de rien condamner, il veut seulement réussir par la force de sa politique, sans troubler l’ordre. Un jour vient cependant où cet homme habile et mesuré, brusquement placé en face d’un devoir, agit avec le plus héroïque dédain du préjugé, se mettant à dos toute la société dont jusque-là il était l’arbitre et l’orgueil : c’est le jour où il accepte comme associé dans ses affaires un homme libre de couleur, son frère aîné, riche, intelligent, élevé en France comme lui ; c’est le