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ceux qui affectent de la considérer comme une proie légitime, tout en sachant que, par orgueil et pour d’autres raisons plus puissantes peut-être, elle a esquivé le bourbier où roulent presque sans exception ses pareilles. Jamais plus belle personnification féminine de la révolte acharnée ne fut sculptée en marbre doré par le soleil.

Au-dessous, bien au-dessous sur la même échelle, mais curieuse à sa manière, est la vieille négresse marchande de gâteaux, Clémence, qui, tout en criant : Bè calas tout chauds ! fait de l’espionnage et sert les voudous. Les passions qui animent encore sa carcasse chancelante lui sont venues par une suite sauvage de générations africaines, à travers des feux qui ne purifient pas, mais qui, au contraire, salissent et dévorent. Elle vous raconte avec orgueil quel prix énorme sa mère a jadis atteint dans la vente aux enchères qui les a séparées pour la vie ; elle a eu des enfans de couleurs assorties, dispersés de ci et de là ; ses maris furent aussi nombreux que ceux de la Samaritaine. Au milieu de tout cela, elle n’a jamais fait que rire, danser ou ramasser les aventures, les scandales de la ville pour les transformer en chansons. S’il y a un duel, par exemple, elle s’en va le long des rues en fredonnant :


Apportez-moi mo sabre,
Ba boum, ba boum, boum boum !..


Ainsi de suite, selon les circonstances, et toujours avec autant d’à-propos. Sa vivacité d’esprit amuse, son intarissable gaîté fait dire avec un semblant de raison par les créoles aux négrophiles : « Et voilà les gens que vous plaignez ! Ils n’ont pas un souci. » Mentir lui semble aussi naturel que de respirer ; au milieu de sa dépravation subsistent néanmoins certains dévoûmens dont ceux de sa race sont toujours capables, et quand, après avoir dansé plus gaîment que jamais : Miche Igenne, oap ! oap ! oap ! elle est prise au piège comme une bête fauve dans le cimetière où elle enterre, par ordre de Palmyre la philosophe, un bras coupé en cire, armé d’un poignard, quand, soupçonnée d’être complice du meurtre d’Agricola, elle périt dans la savane, exécutée par une poignée fanatique de Grandissime qui prétendent se passer de la justice américaine, il est difficile de ne pas accorder une larme à cette destinée misérable, toute de ténèbres. Son dernier cri d’agonie : O ! miches, y ’en a ein zizement ! (Il y a un jugement) dut être un des innombrables cris de victimes qui retombèrent sur les créoles en pluie de feu quand ce fut au tour des nègres déchaînés de devenir bourreaux.