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attachés ont eu la bonté de publier que le roi de Prusse n’avait fait que me prévenir en faisant la paix, parce que j’avais envoyé un homme à Vienne secrètement pour négocier la nôtre. Je pardonne au roi de Prusse d’avoir adopté cette fausseté pour justifier son changement ; mais qu’un Français au service du roi ose répandre une aussi noire calomnie sans en avoir le plus léger indice, j’avoue que ce procédé me surprend plus qu’il me blesse. S’il ne regardait que moi personnellement, je ne m’en mettrais pas en peine, mais c’est attaquer la bonne foi du roi, sans l’aveu duquel je n’aurais osé faire une pareille tentative. Je vous honore, monsieur, très parfaitement[1]. »

Ces deux lettres privées furent accompagnées ou suivies de communications officielles dans lesquelles Belle-Isle put aisément reconnaître, sous la convenance extérieure des paroles, le même sentiment d’irritation et de déplaisir. Par l’une, ordre était donné au duc d’Harcourt de rejoindre au plus tôt et par tous les moyens les troupes assiégées dans Prague, et, une fois la jonction faite, les deux armées devaient rester sous le commandement unique et suprême du maréchal de Broglie. Belle-Isle ne demeurait auprès de son collègue qu’en qualité de second et de conseiller. « L’intention du roi, disait la lettre ministérielle, est que vous restiez auprès de M. le maréchal de Broglie, qui certainement en usera avec vous avec toute la politesse et la justice qui vous sont dues. Si cet arrangement vous fait de la peine, comme je n’en doute pas, je connais trop votre zèle pour le service du roi pour ne pas vous faire la violence que vous ne pouvez refuser dans les circonstances présentes. Je vous exhorte comme ami et comme serviteur à vous conformer aux ordres du roi qui l’exige de vous. » De plus, le ministre Amelot avertit Belle-Isle confidentiellement que, quand les pourparlers devraient être repris avec le maréchal de Königseck, ce serait probablement le maréchal de Broglie qui en serait chargé, comme devant être agréé plus facilement en qualité de négociateur par la cour de Vienne.

Belle-Isle répondit à ces instructions désobligeantes avec un mélange tout à fait caractéristique de hauteur et d’acrimonie : « Je conviens, dit-il, que M. le maréchal de Broglie sera beaucoup plus

  1. Fleury à Belle-Isle, 3 juillet 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerres) — Cette lettre est la meilleure preuve que Fleury n’avait sur la conscience aucune des intrigues dont l’histoire l’a accusé. Il n’eût point osé tenir un tel langage s’il eût craint d’être démenti par une preuve que Belle-Isle, piqué au vif, n’eût pas manqué de moyens de se procurer. Belle-Isle, d’ailleurs, qui insère dans ses Mémoires presque toutes les lettres importantes qu’il a reçues, n’a eu garde d’y faire figurer celle-là, que j’ai retrouvée dans les correspondances laissées par lui au département de la guerre.