Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait trop heureux de la prendre sans dot. Mme de Beaulieu annonce à Claire que le duc l’abandonne, sans lui dire pour qui ; elle lui fait part de la demande de Philippe, sans lui découvrir qu’elle est ruinée : ainsi, le désire le maître de forges, qui ne veut pas que sa femme soit son obligée. Claire aimait le duc, au moins comme on aime un cousin à qui l’on est fiancée depuis l’enfance ; elle déclare qu’elle restera fille.

M. Derblay, dont l’usine est proche, vient fort à point faire une visite avec sa sœur ; il est reçu froidement. Athénaïs Moulinet survient avec son père, qui a récemment acheté une terre dans le voisinage ; elle annonce à Claire son mariage et feint de la consulter : elle ne voudrait pas marcher sur les brisées d’une amie. Claire, par fierté, dissimule sa douleur ; elle déclare que le duc est libre. Le voici justement, ou du moins on l’annonce : M. de Bligny accourt chez sa tante pour protester contre l’indiscrète et presque injurieuse visite de son beau-père. Avant qu’il entre, Mlle de Beaulieu fait appeler M. Derblay et lui demande s’il persiste à la vouloir pour femme ; il répond « qu’il recevra sa main à genoux. » Quand M. de Bligny, publiquement, veut s’excuser auprès de Claire, elle l’interrompt : « Permettez-moi, mon cousin, de vous présenter M. Derblay, mon fiancé ! »

M. Ohnet, dans ce premier acte, a résumé deux cents pages de son roman : à voir se dérouler cette série de scènes, on ne croirait pas que l’ouvrage, avant d’avoir la forme dramatique, pût en avoir une autre ; on ne sent ni coupure, ni couture nulle part ; quinze personnages vont et viennent, entrent et sortent avec aisance et se présentent de telle manière qu’on ne pense pas, pour les connaître, à rechercher leur dossier dans le livre. Cette exposition est lucide ; elle s’achève par un coup de théâtre, qui est un coup de caractère, et qui modifie non-seulement la situation de l’héroïne, mais encore les sentimens de tous les personnages : ce premier acte fait honneur à la science théâtrale du romancier.

J’y préfère le second, pour la scène capitale qui le termine ; elle est menée d’une main forte et sûre, encore qu’un peu lourde ; c’est là que s’engage résolument ce que j’ai appelé le duel de deux âmes.

Le mariage s’est célébré à minuit. Après le départ des amis et de la famille, Claire se trouve seule dans le salon qui précède la chambre nuptiale ; elle attend son mari, elle se recueille. Sommée par l’heure d’en accepter les suites, elle juge à présent l’action de fierté désespérée qu’elle a faite : elle appartient à un homme qu’elle n’aime pas, et, parce qu’il est son maître, cet homme lui fait horreur. Mais quoi ! n’a-t-elle pas été meurtrie avant d’avoir blessé personne ? Elle regarde la vie comme un état de guerre, où déjà elle se trouve en cas de légitime défense. Le mal qu’un homme lui a fait, elle a droit de le rendre