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à un homme. Quel est celui-ci, d’ailleurs, sur qui elle peut se venger ? Un triste personnage et peu digne d’égards : ne l’a-t-il pas acceptée quand elle se donnait par dépit, à peine détachée d’un autre, mais noble et riche ? Car, même après le contrat, par les soins de Philippe, Claire ignore sa ruine ; cette âme orgueilleuse se croit des droits qui seront tout à l’heure plus forts que son devoir.

Le voici, le trop délicat, l’imprudent Philippe. Il s’approche de sa femme, elle recule : est-ce le mouvement d’une pudeur qui implore sa patience ? Oui, sans doute ; après quelques paroles amies, il offre de se retirer. Claire le remercie de son respect ; mais, avant de la quitter, il ne peut retenir un geste d’amour, il l’attire dans ses bras pour prendre au moins un baiser. Elle échappe à son étreinte, comme s’il la brûlait. En ce point, la scène tourne : « Ah ! s’écrie Philippe, ce n’est plus de la pudeur, c’est de l’horreur ! » Une lueur de jalousie l’éclaire : « Vous aimez encore le duc ! » Elle, par défi, répond : « Et si cela était ? — Si cela est, vous êtes une misérable et je suis tombé dans un piège ; c’est ce matin qu’il fallait me dire ce que vous me dites ce soir. » Elle croit couper court à ses reproches : « Gardez ma fortune et rentrons chacun chez nous ! » Sa fortune ! D’un mot, ici, Philippe pourrait confondre Claire, mais il l’aime ; il préfère se réserver une victoire plus complète et par des armes plus nobles. « Soit ! dit-il, un jour vous regretterez l’injure que vous me faites, mais il sera trop tard. Nous sommes séparés pour la vie, madame ; voici votre appartement, voici le mien. » Elle sort, le front haut, comme délivrée, avec les honneurs de la guerre, mais étonnée pourtant de la force de son ennemi ; et lui, regardant la porte, jure un grand serment : « Ah ! fille orgueilleuse, je t’adore, mais je te briserai ! »

Ainsi le malentendu est établi ; avec quelle puissance, on l’aperçoit, et de quelle façon nouvelle. Pour les péripéties par lesquelles il se dissipera, il me paraît que l’auteur s’était mis en frais d’imagination romanesque plus qu’il ne s’est mis en frais d’imagination dramatique. M. Ohnet, dans le livre, avait voulu qu’après cet orage, Claire eût un accès de fièvre chaude ; pendant plusieurs semaines, Philippe la soignait ; un soir, ses larmes tombaient sur le front brûlant de la jeune femme, et de ce soir-là datait une crise salutaire : en renaissant à la vie, Claire naissait à l’amour. Ni le progrès de la maladie ni celui de la guérison ne peuvent se voir sur la scène : M. Ohnet, avec raison, a supprimé ce ressort, mais je ne vois pas qu’il l’ait remplacé par aucun autre. A la fin du deuxième acte, Mme Derblay croit détester son mari ; au commencement du troisième, elle sait déjà qu’elle l’aime ; c’est l’intervalle que je voudrais connaître : cela me chagrine un peu que l’on mette tant de psychologie dans un entracte.

Restent deux points où l’action morale se précipite. Mme Derblay a