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quoique la reine persiste dans sa modération et ses sentimens pacifiques, il est pourtant également juste et indispensable tant de réparer l’extrême tort qu’on lui a fait par le passé que de la rassurer contre de pareilles entreprises à l’avenir[1]. »

Un non, en trois lettres, eût été moins injurieux que cet ajournement ironique à un avenir indéfini et le vague de ces conditions menaçantes. L’insulte officielle ne suffit pourtant pas : sans pitié pour un vieillard qui était à ses pieds, la reine y joignit une insulte cruelle aussi peu digne de son rang que de son caractère. Presque au même moment où Stainville remettait sa note à Versailles, la triste lettre de Fleury à Königseck paraissait en Hollande, dans la Gazette d’Utrecht, et se trouvait ainsi livrée, par une indiscrétion dont l’origine n’était pas douteuse, à la connaissance et aux railleries de toute l’Europe. On juge de l’effet, surtout à Versailles, sur une jeune noblesse qui avait du goût, et qui aimait à rire. L’émotion fut telle qu’elle perce même à travers les lignes du procès-verbal, sec et discret, où le duc de Luynes notait chaque soir tous les incidens de la cour : « M. le cardinal, dit-il, est accablé des affaires présentes : on parle beaucoup d’une lettre qu’il a écrite à M. de Königseck, qui est même rapportée dans la Gazette d’Utrecht. Il cherche dans cette lettre à se justifier de la cause des troubles actuels de l’Allemagne et les rejette sur autrui, sans cependant nommer le projet qui a donné lieu aux dits troubles[2]. » — « La lettre du cardinal à M. de Königseck, écrivait en même temps Chambrier à Frédéric, qu’on vient de voir dans la Gazette de Leyde, fait beaucoup de bruit. On la trouve basse et rampante et d’une fausseté outrée et on assure que cette lettre est restée sans réponse : ce qui est mortifiant pour le cardinal[3]. »

Il y a une mesure à tout, et Fleury, cette fois, se redressa sous l’injure. Reprenant la plume : « Ce n’est qu’avec une extrême surprise, écrivit-il à Königseck, que je reçois dans ce moment la copie de la lettre que j’eus l’honneur d’écrire à Votre Excellence, le 11 du mois dernier, et qu’au lieu de la réponse dont je croyais avoir lieu de me flatter, j’apprends que cette lettre était dans les mains de tout le monde à La Haye. Je ne devais pas m’attendre, ce me semble, qu’un témoignage de politesse et de confiance à un ministre de votre réputation, de là part duquel j’avais reçu souvent des assurances d’estime et de bonté, dût avoir un pareil sort, et vous m’apprenez aujourd’hui, un peu durement, que je m’étais

  1. Correspondance de Vienne, 10 août 1742. (Ministère des affaires étrangères.)
  2. Mémoires du duc de Luynes, t. II, p. 209.
  3. Chambrier à Frédéric, 20 et 24 août 1742. (Ministère des affaires, étrangères.) — Barbier, Chronique de la Régence et de Louis XV, août 1742.