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son esprit. Il aurait pu alors en faire son œuvre ; mais cette œuvre n’a pas été faite. La vérité, c’est que Victor Cousin a été avant tout un grand professeur, un grand remueur d’idées par la parole publique. Si c’est là ce qu’on a voulu dire en déclarant qu’il n’a été qu’un orateur, on a eu raison ; si on veut dire au contraire que cet orateur n’était pas un penseur, rien de plus injuste ; car peu d’hommes de nos jours ont mis plus d’idées dans la circulation ; seulement, pour penser, il avait besoin du coup du fouet de l’enseignement. Il retrouva toute sa verve en 1828 en remontant dans sa chaire. Mais lorsqu’il était seul en tête-à-tête avec lui-même, sa pensée se glaçait ; il lui fallait une matière et il aimait mieux l’érudition. Ses amis eux-mêmes, dans ce temps-là, ressentirent vivement ce regret, et Jouffroy l’exprime avec discrétion dans un article du Globe ; il justifie le maître et le loue même de sa sagesse ; mais on sent bien que le disciple voit le défaut de la cuirasse, tout en reconnaissant que M. Cousin a rendu plus de services à la philosophie en faisant connaître les grands systèmes qu’en y ajoutant lui-même un système de plus[1] !

Que si cependant, au cours de la période dont nous nous occupons, Victor Cousin n’a pas accompli l’œuvre que nous eussions désirée, il en a tracé l’esquisse dans un document remarquable, la Préface de la première édition des Fragmens philosophiques. Écrite du style le plus nerveux et parfois même le plus éloquent, mais toujours conforme à l’austérité philosophique, condensant en propositions hardies et énigmatiques toutes les idées de 1818 et 1819 avec quelque chose de plus, laissant entrevoir sous ces formules mystérieuses des profondeurs infinies, cette préface fit une très grande sensation et fut considérée comme un événement dans le monde philosophique. Elle consomma la ruine du condillacisme et fit de Cousin le véritable chef de l’école nouvelle. Pour nous, elle n’est que le résumé de ce que nous avons appris dans les cours précédens ; et beaucoup de choses qui parurent obscures dans cette préface se trouvent éclaircies dans les documens que nous avons analysés, mais que le public ne connaissait pas.

Nous retrouvons en effet dans la préface de 1826 toutes les doctrines précédemment exposées : la méthode d’observation acceptée comme point de départ, et par là la philosophie du XIXe siècle rattachée à celle du XVIIIe ; — l’ontologie ou la métaphysique défendue contre les partisans exclusifs du XVIIIe siècle, mais donnée comme conséquence de la psychologie ; — la méthode psychologique défendue à son tour contre les partisans exagérés de l’ontologie : « Si l’on

  1. Voir cet article cité par Damiron dans l’Essai sur la philosophie du XIXe siècle, tome II, p. 176.