Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/704

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’auteur de la Vie de Jésus et des Apôtres), peuvent quelquefois, en raison même de la nature toute spéciale de leurs travaux, ne les adresser qu’à quelques douzaines de lecteurs en Europe, c’est un droit que n’ont pas ceux qui, comme Flaubert, écrivent des romans ou composent pour le théâtre. Les conditions du genre dominent ici les caprices de l’artiste. D’une manière universelle, on écrit pour être lu. Mais, d’une manière plus particulière, lorsque, comme au théâtre et comme dans le roman, c’est la représentation de la vie que l’artiste se propose pour but, alors on peut dire qu’il appelle tout ce qui lit et tout ce qui vit à juger lui-même de la fidélité, de l’originalité, de la vérité de la représentation. Les artistes proprement dits ne sont en effet juges de l’art que dans la mesure certaine, mais étroite, où l’œuvre d’art relève de l’exécution, du métier, du procédé. Mais en tant que l’œuvre d’art relève de l’expérience de la vie et de l’observation de la réalité, c’est le public, dans le sens le plus large du mot, qui en redevient le juge naturel, et, plus communément qu’on ne le croit, le vrai juge.

Si Flaubert ne le savait pas, il le sentait du moins. « J’ai déjà combattu ton hérésie favorite, qui est que l’on écrit pour vingt personnes intelligentes et qu’on se fiche du reste, lui écrivait encore George Sand. Ce n’est pas vrai, puisque l’absence de succès t’irrite et t’affecte. » Elle avait raison. Semblable en ce point à tout le monde, Flaubert, quand il réussissait, ne trouvait plus l’humanité si sotte ni le public si niais, mais quand il ne réussissait pas, plutôt que de chercher les raisons de son insuccès où elles étaient, à savoir dans la nature même du Candidat ou de la Tentation de saint Antoine, il les lui fallait trouver dans une cabale, dans un « parti-pris de dénigrement, » dans une rancune ou dans une haine de quiconque ne s’époumonait pas à crier au chef-d’œuvre. Et toutefois, si c’était un peu chez lui, ce n’était pas uniquement excès maladif d’orgueil ou de vanité ; c’était encore, c’était surtout incapacité de comprendre que son œuvre pût être autrement conçue qu’il ne l’avait exécutée. Non-seulement il ne pouvait pas voir une chose autrement qu’il ne l’avait une fois vue, et ainsi redresser, élargir, corriger sa vision ; mais il n’admettait pas que personne pût la voir autrement qu’il ne l’avait vue. De là son étonnement, en présence de la critique, si modérée, si bienveillante, si complaisante qu’elle fût, comme celle que Sainte-Beuve avait faite un jour de Salammbô. De là encore son intolérance ou plutôt son inintelligence de toutes les œuvres qui ne répondaient pas à son idéal d’art. De là enfin son dédain, son mépris, je ne4îs pas de la foule, mais de tout ce qui n’était pas les « dix ou douze lecteurs » qui voyaient et pensaient comme lui. « Il ne faut pas plus écrire pour vingt personnes, lui répétait inutilement George Sand, que pour trois ou pour cent mille. Il faut écrire pour tous ceux qui ont soif délire et qui peuvent profiter d’une bonne lecture. » Profiter d’une bonne lecture ! J’imagine qu’à ces mots, s’il s’y arrêta, car la lettre est