Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/732

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’instinct ou qu’on ne saura jamais : je veux dire à régner. A eux deux, ils organisèrent, au chevet même du lit du mourant, une double intrigue dont les incidens variés forment tous les élémens d’une comédie piquante qu’un successeur de Molière aurait pu appeler le Roi malgré lui.

Le premier de ces deux personnages et le plus en vue n’était pas moins que le maréchal duc de Noailles, chef d’une des plus illustres maisons de France, dont il avait lui-même accru le crédit, d’abord en épousant dans sa jeunesse la nièce préférée de Mme de Maintenon, et plus récemment par le mariage d’une de ses sœurs avec le comte de Toulouse, le meilleur des fils légitimés du grand roi. C’est un caractère historique que le lecteur de nos jours a quelque peine à apprécier, car il nous a été présenté à peu d’années de distance, dans des publications d’une importance presque égale, sous deux aspects absolument opposés. S’il fallait en croire le plus éloquent des peintres, jamais monstre pareil ne mérita mieux d’être voué à l’exécration de la postérité : — « Le serpent qui perdit Eve, dit Saint-Simon, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l’original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidèle, la plus forte autant qu’un homme peut approcher des qualités d’un esprit de premier ordre et du chef de tous les anges précipités du ciel. » — Le portrait, ainsi ébauché d’un seul trait, est poursuivi dans tous les détails avec la même fougue de pinceau et la même noirceur de coloris ; rien n’y manque : « C’est une profondeur d’abîme, c’est une fausseté à toute épreuve, une perfidie aisée et naturelle accoutumée à se jouer de tout ; » — « une noirceur d’âme qui fait douter s’il en a une, » — « un homme qui s’étend à tout, qui entreprend tout, qui, pris sur le fait, ne rougit de rien,.. et se replie prestement comme le serpent, dont il conserve le venin. » — Et, après avoir doté son sinistre modèle de tous les vices du démon, l’incomparable artiste met la même générosité à lui en accorder aussi tous les arts et tous les talens : « On ne saurait, dit-il, avoir plus d’esprit, et de toute sorte d’esprit, plus d’art et de souplesse à accommoder le sien à celui des autres ; aisé, accueillant, propre à toute conversation, sachant de tout, parlant de tout, l’esprit orné bien que d’écorce. » Il ne lui reproche « que l’excès de son imagination, la foule de vues, l’obliquité de tous les desseins qu’il bâtit en nombre et à la fois, et les croisières qui se font des uns aux autres… et qui mettent dans sa tête une confusion de laquelle il ne peut sortir[1]. »

  1. Saint-Simon, à qui les répétitions ne coûtent guère, surtout quand il se livre à sa passion, a fait deux fois le portrait physique et moral du duc de Noailles dans les chapitres CCCXIII et CCCXVIII.