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nuages de la vieillesse et du malheur. Entre ces deux dates, non-seulement le roi, mais tout l’aspect de la cour avait changé. Attristé et vaincu, le maître, qui faisait encore plier devant lui toutes les volontés, avait perdu le don d’éblouir les imaginations et d’enflammer les cœurs. Aussi, tandis que Noailles restait pénétré d’un dévouaient à toute épreuve, le jeune duc de Fronsac (c’est le nom que Richelieu portait alors), amené à Versailles par son père à l’âge de seize ans pour n’y entendre parler que de deuil et de ruines, s’était regimbé tout de suite contre le régime de privation et d’ennui qu’une dévotion maussade imposait à l’hypocrite servilité des courtisans. Beau comme l’Amour, dit un contemporain, né pour tous les plaisirs et brûlant de s’y livrer, il avait donné à l’impatience de ses désirs un éclat assez étourdi pour mériter d’aller en faire pénitence quelques mois à la Bastille. Quel était son crime ? Était-ce d’avoir attiré sur sa charmante figure les yeux trop complaisans de la duchesse de Bourgogne ? On l’a beaucoup dit ; mais lui-même, qui n’a jamais péché par modestie, ne l’a pas prétendu. S’il y eut un peu de vérité dans cette médisance, ce fut tout au plus quelque enfantillage, quelque échange de regards malins surpris par Mme de Maintenon entre la princesse et le bel adolescent, tels que dans les familles les mieux réglées, les jeunes témoins s’en permettent souvent devant les travers et les ridicules d’un vieux ménage.

Mais il n’en fallut pas davantage pour engager Richelieu dans cette réaction plus vive que sérieuse qui suivit la mort de Louis XIV. Il figura au premier rang dans ce groupe de jeunes fous qui, comme des écoliers trop longtemps comprimés, se hâtèrent de profiter de l’absence du pédagogue pour secouer toutes les règles, non-seulement du devoir, mais de la décence. La rencontre qu’il fit alors d’un compagnon de plaisir inattendu décida, sinon du tour que devait prendre sa destinée, au moins du singulier éclat qui allait s’attacher à son nom. Car ce n’était pas moins que Voltaire lui-même qui avait su se faire parmi ces échappés de l’Œil-de-bœuf, par droit de conquête et à la pointe de l’esprit, une place où ses relations naturelles ne l’appelaient pas et où sa fierté eut, comme on sait, plus d’une fois à souffrir.

L’amitié de jeunesse qui s’établit ainsi entre Voltaire et Richelieu, et qui s’est prolongée pendant près de quatre-vingts ans, est certainement un des faits les plus singuliers, je dirai même les plus caractéristiques du XVIIIe siècle. Rien ne peint mieux l’alliance qui s’établit pendant cet âge de combat entre les vices de la société qui périssait et les confuses aspirations de celle qui se préparait à naître. Grâce à cette liaison de hasard et aux complimens du grand dispensateur de la faveur publique, Richelieu a pu devenir le plus vicieux et demeurer le plus impertinent des grands seigneurs sans