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cent ans juste après sa mort, un de ses héritiers gouvernerait comme lui la France. Or, comme la date arrivait en 1742, ou les oracles ne signifiaient rien, ou c’était lui qui allait être appelé à de si hautes destinées. Un libertin de si belle humeur n’avait pu manquer d’être des premiers à déclarer que, pour rendre à Louis XV le sentiment de sa dignité d’homme et de roi, le plus pressé était de l’affranchir des pieuses leçons de son enfance et des liens de son intérieur conjugal. C’était même lui qui avait donné à cette pensée si répandue, comme j’ai eu occasion de le dire, dans les antichambres de Versailles ce tour vif et cynique : « Pour que le roi soit son maître, il est indispensable de lui faire avoir une maîtresse. » Et, après avoir donné l’avis, il veillait à l’application. Aussi, depuis que le roi était sorti de sa réserve, il n’était ni partie de plaisir à Marly ni à Choisy souper intime qui ne fût préparé par les soins délicats de cet amateur consommé et animé par un esprit piquant qui se jouait de tout et n’épargnait personne.

Seulement Richelieu était bien obligé de convenir que, pour le choix principal qu’il avait dû faire, il n’avait pas eu la main heureuse. Des deux demoiselles de Nesle offertes ensemble aux regards du roi, aucune n’avait pu rendre le service qu’on espérait d’elles, celui d’agir sur la politique par l’amour. Mme de Vintimille avait paru un instant comprendre son rôle ; mais sa fin prématurée était venue laisser dans le cœur du roi des regrets, presque des remords, que Mme de Mailly, agitée elle-même de troubles de conscience, n’avait pas su calmer. La pauvre femme, d’ailleurs de nature assez débile, entraînée au vice par faiblesse plus que par corruption, sans énergie pour le mal comme pour le bien, croyait trouver dans la fidélité le seul mérite qui pût racheter ses torts. Sincèrement éprise du roi, qui était lassé d’elle, elle restait aussi attachée à Belle-Isle, malgré sa disgrâce. L’attrait de ses charmes s’était usé en même temps que le prestige de son ami ; il n’y avait plus rien à tirer d’elle ; on s’en serait aperçu à ce seul fait que le cardinal, cessant de la craindre, cessait aussi de la ménager. C’est ce que Richelieu exprimait encore à sa manière en disant du roi avec un léger haussement d’épaules : « Tant qu’il sera dans les bras de Mme de Mailly, il restera aux pieds du cardinal, et nous n’aurons pas le moyen de l’en relever[1]. »

Force était donc bien de chercher ailleurs ; mais il ne fut pas

  1. Chambrier à Frédéric, 14 décembre 1742. (Ministère des affaires étrangères.) — Fragment des Mémoires de la duchesse de Brancas, inséré dans les Lettres de Lauraguais (Paris, 1802), p. 210. Ce fragment de mémoires a certainement été retouché par le petit-fils de la duchesse, le spirituel Lauraguais ; mais on doit croire que Lauraguais, beau-fils d’une demoiselle de Nesle, a pu avoir une connaissance personnelle des faits qu’il raconte.