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éloignement momentané, étaient peut-être les meilleurs et en tout cas les seuls moyens de faire vibrer encore ce qui pouvait rester de sensibilité dans un cœur volage. « Vous le croyez ? dit la pauvre femme ; j’en mourrai, mais tout est dit, et ce soir je serai à Paris. » Puis, d’une des sœurs Richelieu passa en droiture à l’autre : le comte d’Agenois était son neveu et son élève dans l’art de la galanterie, il lui suffit de faire lire sa correspondance à Mme de La Tournelle pour la convaincre que les distractions de la garnison avaient devancé les séductions de la cour et qu’au lieu d’avoir une parole à tenir à un amant fidèle, elle avait tous les droits du monde de se venger d’un inconstant.

Enfin, pour mettre le roi tout à fait à l’aise, il prépara toute une représentation de comédie. Il décida le prince à faire invasion avec lui, par surprise, un soir, chez Mme de La Tournelle ; mais, pour éviter d’être reconnu sur le passage par les gens de service, il lui fit prendre et endossa lui-même le costume des médecins du palais. Il avait remarqué, dit la duchesse de Brancas, qu’on a souvent sous le masque, à l’Opéra, l’assurance qui manque dans le monde. L’entreprise réussit à souhait ; Mme de La Tournelle, en voyant entrer cette mascarade, dont peut-être elle était prévenue, feignit bien pendant quelques momens l’étonnement et la colère. Mais elle ne tarda pas à se laisser fléchir, et la conversation s’établit sur un pied de gaîté familière qui mit le roi de la plus belle humeur. Le malicieux spectateur, fier de son œuvre, n’eut garde de l’avertir que ce qui prêtait le plus tristement à rire, c’était de voir le roi de France en perruque et en bonnet carré, comme un figurant de la cérémonie du Malade imaginaire, se livrant à de pareils ébats dans la chambre d’un évêque. Pour arriver à relever la dignité royale, le chemin était un peu détourné[1].

Assurée alors de sa puissance et l’ambition ou le dépit étouffant dans son cœur les derniers regrets de l’amour, Mme de La Tournelle ne songea plus qu’à retarder sa victoire le temps justement nécessaire pour en assurer l’éclat et la durée. L’exemple de sa sœur si facilement privée sous ses yeux d’une faveur dont elle avait si peu profité était instructif ; elle ne voulait ni vivre d’angoisses et d’aumônes pendant quelques jours d’une grandeur passagère, ni dépendre d’un froncement de sourcil, ou d’un caprice nouveau qui la ferait d’une heure à l’autre retomber dans le néant. Il lui fallait tout l’appareil extérieur d’une situation officielle et toutes les garanties d’une fortune établie. Ces prudentes précautions étaient le fruit des

  1. Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 213, 220. — Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 264, 270. — Journal du marquis d’Argenson, t. IV, p. 38. — Chronique de Bois-Jourdain, t. II, p. 235-237.