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eu, dans l’antiquité, des gouvernemens qui donnaient le travail et la subsistance à leurs sujets ; c’étaient des pasteurs de peuples qui faisaient brouter leurs moutons. Rome, allant plus loin, a payé à ses citoyens dégénérés le pain et le cirque, panem et circenses ; peut-être citerait-on, dans les temps modernes, quelques exemples de ce despotisme patriarcal qui entreprend de faire vivre le peuple avec des travaux inutiles et au moyen d’avares salaires. Cela ne s’accorde plus avec la constitution sociale d’un grand état, ni avec le régime de liberté auquel doit prétendre la démocratie. Il n’y a point d’autorité qui soit assez forte, ni assez riche pour dispenser le travail, pour élever le taux du salaire, pour régler, à la façon d’un arbitre, les conditions respectives de la main-d’œuvre et du capital. L’intervention de l’état est impuissante et devient périlleuse. La politique se brise fatalement contre l’écueil d’un problème qui est exclusivement économique.

L’erreur des ouvriers, c’est de croire que, par les associations et par les syndicats, ils obtiendront, soit comme actionnaires, soit comme salariés, une rémunération plus forte, en conquérant tout ou partie des profits actuels du capital dans la distribution finale des produits. Comment ne voient-ils pas, d’après les exemples multipliés sous leurs yeux, que l’abondance du travail et la régularité du salaire se rencontrent particulièrement dans les grands ateliers, dans les établissemens créés et soutenus par un capital considérable ? L’extension des usines, par la concentration des capitaux, est un fait général qui s’observe dans tous les pays civilisés et prospères. L’agglomération des forces productives facilite la fabrication et la vente au plus bas prix. Tous les consommateurs y trouvent leur compte, et spécialement les ouvriers, dont le capital recherche davantage les services et dont il peut rémunérer plus libéralement la main-d’œuvre, parce que les ressources de son crédit, la perfection de son outillage, l’étendue de sa clientèle, lui permettent de réaliser plus fréquemment les bénéfices où le salaire a sa part. Il n’y a rien d’abstrait dans ce raisonnement ; c’est la vérité pratique. Dans la plupart des usines et des ateliers, les ouvriers gagnent un salaire plus, sûr que ne le serait leur part d’intérêt dans une société constituée par eux avec un capital nécessairement modeste et avec un outillage insuffisant. On commet donc une grande imprudence en les invitant à remplacer le « louage d’ouvrage, » c’est-à-dire le régime du salaire, par le régime de l’association. Cette substitution, recommandée par M. le ministre de l’intérieur, serait le plus souvent impossible. S’il convient d’estimer très haut ou d’encourager l’association, qui est tout à la fois une force et une vertu, il faut bien se garder de diminuer la valeur matérielle et morale, l’efficacité et