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Kerguen expire ; il veut qu’elle se jette sur le corps en poussant ce cri : « Mon père ! » C’est son dernier mot. Rien n’empêche, si bientôt elle épouse George, ainsi que nous le prévoyons, qu’elle ne lui dise le soir de ses noces : « Bonsoir, mon second père ! » Le mariage n’a été pour elle que le renouvellement de sa première communion ; il ne l’a pas renouvelée elle-même, ni l’amour non plus ; telle nous l’avons vue d’abord, telle jusqu’à la fin elle reste : avec toutes les grâces qu’on peut lui reconnaître, ce n’était pas une héroïne à mettre sur la scène, mais une statuette à poser sur une étagère ; elle n’en aurait pas bougé.

Ainsi, des acteurs de ce drame, ni l’un ni l’autre n’agit, ni l’un ni l’autre n’est dramatique ; tous les deux se tiennent dans le statu quo moral, qui, pour des personnages de théâtre, est le néant. Qui les accompagne à nos regards ? Trois comparses, dont aucun n’a garde d’être animé davantage : un amoureux, un serviteur, un confident. L’amoureux s’entrevoit à peine, de profil et dans une seule attitude, combien apprise et convenue ! C’est le jeune homme, banalement honnête, qui déclare au mari : « On n’est pas maître de son cœur : monsieur, j’aime votre femme ! » Le serviteur est le vieux matelot bourru, dévoué, pittoresque en son langage, qui répète tous les sentimens de son maître et les commente ; avantageusement connu par beaucoup de romans et de mélodrames, il avait occupé ce poste de raisonneur auprès d’un ménage mal assorti dans l’École des vieillards sous le nom de Valentin ; sa rentrée sous le nom de Martin n’est pas pour donner une vie haletante à l’ouvrage. Un confident comme le commandant Richard, vieil ami de l’amiral et oncle de George, est tout excusé de n’être pas plus efficace : il pourrait être moins patient, moins bavard et moins inutile ; de ci, de là, et surtout à la fin, il pourrait donner un bon conseil ; mais son office de confident, il faut en convenir, est de ménager des repos au drame et non de lui communiquer de l’énergie. Quand le héros et l’héroïne sont inertes, comment des personnages désintéressés de l’action seraient-ils frémissans et bondissans ? Tous ces marins se tiennent raides au commandement de : « Fixe ! » Le vaisseau-amiral est en panne sur une mer sans marée. On ne voit dans Smilis, comme sur une image d’Epinal, que des uniformes de la flotte française : amiral, capitaine de vaisseau, lieutenant, quartier-maître, etc. ; volontiers à la fin, on crierait : « Vive la ligne ! » et quelqu’un a proposé, pour la prochaine affiche, ce sous-titre : l’École navale des femmes. Mais si la pièce n’était monotone que pour les yeux, le mal serait médiocre : elle l’est pour l’esprit, et ce vice est mortel.

Voilà donc la plus grave des méprises de M. Aicard, et celle où je voulais le plus insister : il a cru toucher le dramatique, c’était un mirage ; il n’y a pas, dans Smilis, la moindre palpitation de drame. Mais encore une œuvre immobile, même exposée sur un théâtre, peut-elle être