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M. Aicard ne s’excuse pas par le comique : c’est un héros du genre noble. Il pourrait se faire absoudre encore à force de passion et devenir tragique. La passion, au théâtre, pourvu que le poète nous en fasse partager les ardeurs, nous fera tout admettre, même le véritable inceste. S’il avait plu à un Shakspeare, François Cenci nous serait sympathique : j’entends que nous jouirions et souffririons avec lui ; nous perdrions, en sa compagnie, le sang-froid et l’illusion du libre arbitre ; transportés en lui, nous ne le verrions plus : comment sa vue nous fâcherait-elle ? Mais l’amiral Kerguen garde son jugement et nous laisse le nôtre ; nous lui restons étrangers et nous le condamnons. Son amour est médiocre ou du moins il se modère ; il ne peut lui servir d’excuse. Lorsqu’on tombe en de telles fautes, il faut achever pour être absous.

Je pourrais ajouter que, demeurant imparfaits, certains crimes sont invraisemblables, au moins de certaines gens. Étant ce qu’il est, comment l’amiral épouse-t-il sa fille s’il n’a perdu la tête ? S’il l’a perdue, où prend-il sa raison pour s’arrêter ? Ou même, s’il s’arrête, ne faut-il pas du moins que sa machine morale et physique se détraque, grince et craque ? Point du tout ; nous le voyons commettre cette sottise et la commettre à demi, et puis s’asseoir, se prendre le front et se désoler raisonnablement : une bonace sous, un crâne, voilà sa tempête ! L’auteur nous jure que les faits sont vrais ; nous le croyons sur parole, ce n’est pas notre première complaisance ; le seul inconvénient à la seconde, c’est que nous voilà deux personnages extraordinaires sur les bras et que ce dernier n’est pas le moins lourd : l’innocence de Smilis m’étonnait, la faute de l’amiral m’étonne encore plus. J’admets pourtant l’une et l’autre. C’est une lubie dont l’auteur afflige cet honnête homme, soit, j’y consens ; mais cette lubie est déplaisante, et, comme le malheureux la déplore dès qu’il l’a fait paraître et se complaît pendant trois actes à discourir là-dessus, je ne saurais m’en distraire ; toute la pièce me devient pénible, et ce qu’elle a de plus délicat, aux yeux de l’auteur tourne à me la rendre répugnante.

J’entends bien que M. Aicard et son amiral ont une dernière ressource : le. sublime. Sublime est le renoncement de Kerguen devant l’innocence de Smilis et la rivalité déclarée de George ; sublime est son suicide : du moins on y comptait. Quant au renoncement, j’imagine que j’en ai dit assez pour montrer que, loin d’être sublime, il n’est pas même intéressant ; le suicide, en vérité, ne mérite pas une longue dispute. C’est un expédient pour finir la pièce, renouvelé de Jacques et du Comte Hermann. Mais le héros de George Sand et celui de Dumas père ont toute sorte de raisons pour se tuer. L’un et l’autre doit sa mort à sa femme et à son ami ; et le premier surtout la doit à