Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une d’elles, qui a vu jusqu’à l’âge de cinq ans, m’a dit que parfois les bruits de ses songes se produisaient au milieu d’une très faible clarté, d’une clarté crépusculaire presque semblable à la nuit. Les voyans reconnaissent qu’ils s’endorment en percevant des images mobiles, le plus souvent colorées, comme si la rétine avait conservé quelque impression de la lumière des lampes ou de celle du jour ; les aveugles entendent des bruits confus, des sonorités aériennes qui ne rappellent ni la voix humaine, ni le chant des instrumens de musique ; leur rêve fait du bruit, leur rêve les touche, mais ne leur apparaît pas. Une religieuse m’a dit que, parfois, au moment de s’endormir, elle avait des pointes de feu dans les yeux, mais il ne m’a pas été possible de définir si elle voyait réellement des étincelles, ou si elle éprouvait simplement une sensation de chaleur sous la paupière, car, je le répète, dans le langage des aveugles, le mot voir a toute sorte de significations que nous ne lui attribuons pas[1]. C’est ainsi que la même sœur me disait : « Lorsque j’entre dans une chambre, je vois tout de suite que l’on a retiré un des rideaux de vitrage. » Ce fait peut sembler extraordinaire, il n’en est pas moins exact. Je me récriai : « Mais comment, à quoi pouvez-vous reconnaître qu’un rideau de vitrage a été enlevé ? » Elle répondit : « Je ne sais, cela est moins plein. »

C’est sur le front et autour des yeux que se produit cette impression dont la délicatesse est pour nous mystérieuse ; on dirait que îa vue est remplacée à son siège même par une sensibilité de tact qui peut, jusqu’à un certain point, y suppléer. Une religieuse aveugle traverse les couloirs, entre dans les différentes pièces de la maison, circule à travers les tables, se promène dans le jardin, au milieu des arbres, sans jamais se heurter ; si l’on rabat devant ses yeux le voile d’étamine replié sur sa tête, elle ne sait plus où elle va ; elle étend les bras, s’arrête, cherche sa route, ne la trouve pas et butte dans tous les obstacles. Pour aveugler un aveugle, il suffit de lui mettre un bandeau sur les yeux ; et, en disant cela, je parle de l’aveugle qui est enveloppé de ténèbres complètes, de l’aveugle dont la rétine est détruite, le cristallin anéanti, le nerf optique paralysé, et non point de l’aveugle qui, semblable au voyant fermant les yeux, conserve encore un reste de vision à l’aide duquel il distingue le jour de la nuit. Aussi ne faut-il pas être trop surpris lorsque l’on voit des petites filles aveugles jouer à cache-cache et même au colin-maillard. Lorsqu’elles courent et se poursuivent dans le jardin, il est presque sans exemple qu’elles n’évitent pas les

  1. Une aveugle, que j’avais priée d’écrire une phrase à l’aide de l’appareil Foacaut, écrivit : « Je suis bien heureuse de vous voir. »