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arbres ; à la gymnastique, on ne peut les voir sans trembler, elles galopent, avec une adresse de singe, sur la poutre transversale, et, dans les exercices les plus violens, conservent un équilibre dont peu de voyans seraient capables. Elles sont vingt ou vingt-cinq, jouant, gambadant, mêlées les unes aux autres. Il leur suffit de frôler de la main le vêtement d’une de leurs compagnes ou d’une des religieuses pour la reconnaître et la nommer. La supérieure, accompagnée de l’assistante, pénètre dans la classe sans dire un mot : une petite fille se jette à bas de son banc, glisse sous la table, marche droit à la supérieure, lui saisit la main et dit : « Ah ! voilà notre mère ! » A quoi l’a-t-elle reconnue ? Au pas, au froufrou de sa robe ? Je ne sais, mais elle ne l’a confondue avec aucune autre ; ce qui le prouve, c’est qu’elle a dit : « ma mère ; » dans la maison, ce nom n’est attribué qu’à la supérieure ; toutes les autres religieuses sont appelées « ma tante » par les enfans.

Dans la classe des toutes petites, le spectacle est navrant, et l’on se révolte contre les injustices de la matière. Est-ce qu’il y a des dynasties d’aveugles ? J’aperçois une fillette à peau brune, dont les paupières à fleur de pommettes sont relevées vers les tempes. Elle arrive d’Algérie ; ses deux frères, son père, son grand-père, sa mère, sont, comme elle, aveuglés par l’amaurose. Une autre incline et redresse la tête, agite sa main droite sans arrêter ; comme la pulsation régulière du pouls, les mouvemens se manifestent à temps égaux ; si on les comptait à l’aide d’une montre à galopeuse, on reconnaîtrait qu’ils se reproduisent en nombre pareil au cours de chaque minute ; c’est une choréique. La danse de Saint-Guy ne lui laisse pas de repos. A la maison de Saint-Paul, comme à l’infirmerie des scrofuleux de Saint-Jean-de-Dieu, ou livre bataille aux familles qui veulent reprendre leur enfant infirme pour l’asseoir au coin d’un pont et s’en faire Il un revenu. » Malgré le règlement qui interdit de recevoir les aveugles n’ayant pas atteint l’âge de quatre ans, la supérieure n’a point hésité à admettre une pauvre petite créature de deux ans, frappée d’une cécité complète résultant sans doute d’une ophtalmie purulente contractée à l’heure même de la naissance. Sa mère est morte, elle a un frère épileptique ; son père est un ivrogne que le travail n’attire pas et que l’absinthe abrutit. Depuis trois années que les Sœurs de Saint-Paul ont adopté cette enfant, la lutte contre le père est incessante. Il veut emmener sa fille : au long des rues et tendant la main, elle lui ramasserait de quoi boire. On résiste, il dit : « La loi est pour moi. » Il a raison, la loi est pour lui et protège la puissance paternelle, dont l’infamie même n’entraîne pas la déchéance. Cette pauvre petite est très touchante à voir : dès qu’elle sent que la supérieure