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est là, elle s’en approche, se colle à sa robe comme si elle cherchait protection contra un danger, et fait si bien qu’elle finit par. s’installer dans ses bras. De temps en temps, quand il a trop bu ou qu’il n’a plus de quoi boire, le père vient faire une algarade : on l’apaise avec de bonnes paroles y on lui parle de Dieu, ce qui l’égaie ; on lui fait comprendre que sa fille ne lui coûte rien, pas même un remercîment, ce qui lui plaît, et l’on s’en débarrasse comme l’on peut. Jusqu’à présent, on a réussi à sauver sa fille, mais on n’est point rassuré sur l’avenir de la pauvre enfant, dont le père, tôt ou tard, fera « un moyen d’existence. »

Il n’y a pas eu que des enfans pauvres dans cette maison bénie ; des jeunes filles de bonne naissance sont venues y demander l’instruction spéciale dont l’aveugle a besoin pour pénétrer les choses de l’esprit et éclairer son intelligence. Celles-là n’ont point été mêlées aux fillettes de l’école ; elles ont été soignées à part, dans une sorte de pensionnat que l’on improvisait pour elles ; on les y instruisait, on les y formait aux habitudes du monde où elles étaient appelées à vivre. Je connais une de ces infortunées qui a gardé pour les Sœurs de Saint-Paul une gratitude passionnée. Aujourd’hui qu’elle est âgée de vingt-quatre ans, elle va souvent voir celles qu’elle appelle toujours « mes tantes, » qui ont secouru sa jeunesse et qui, à force de patience, à force de tendresse, ont neutralisé la double nuit qui pèse sur elle. Cet exemple est à citer et démontre que rien n’est impossible aux cœurs fervens qui veulent le bien. La jeune fille dont je parle est particulièrement intéressante pour les lettrés, car elle est de famille littéraire. Mes contemporains ont eu son aïeul pour professeur au collège Henri IV ; son père, avant de se vouer à l’enseignement, publia le poème de l’Amour et Psyché et fit jouer à l’Odéon le Docteur amoureux, pastiche de Molière qui dérouta plus d’un critique. J’hésite à la nommer : pourquoi ? Le mal incurable serait-il un crime ? est-elle donc coupable de son malheur ? Elle s’appelle Bertha de Calonne. Elle a grandi comme les autres enfans, joyeuse, voyante, admirant les lacs de Suisse près desquels elle vivait, souffreteuse parfois, mais sans maladie grave qui pût inquiéter ceux dont elle, était l’orgueil et la joie. A l’âge de quatorze ans, elle perdit la vue et, — ceci est atroce, — elle devint sourde. Si les lèvres ne sont point placées à l’orifice même de son oreille, elle ne perçoit qu’un bruit indistinct, une voix confuse qui murmure et ne parle pas. Vue éteinte, ouïe atrophiée, double misère, double obstacle. Les Sœurs de Saint-Paul ne se sont point découragées ; au contraire ; en présence d’une telle infortune, elles ont redoublé de zèle. Les cruautés de la nature semblaient les mettre au défi, elles ont vaincu la nature, elles ont