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révolutionnaires se préparaient dans les provinces du Sud, il n’y avait plus d’autorité reconnue, chaque ville n’en faisait qu’à sa tête ; l’Espagne, comme il lui arrive dans les momens critiques, semblait près de se désagréger, de se dissoudre. Quoi qu’il prétendît se livrer « à un travail d’enfer qui ne manquerait pas de produire les meilleurs fruits, » le nouveau gouverneur s’accordait beaucoup de distractions. Il avait trouvé sa Capoue. Il s’occupait un peu trop peut-être de Maria de las Nieves, de la Perla et d’autres notabilités du chant ou de la danse. Il furetait, fouillait partout pour découvrir des manuscrits et de vieux livres. Il s’était mis en tête de créer un musée de peinture, une bibliothèque, un lycée bétique. C’était prendre mal son temps.

Tout en s’occupant de beaucoup de choses, qui n’étaient pas la seule chose nécessaire, son ambition caressait des rêves. Les généraux Cordova et Narvaez, brouillés avec Espartero, venaient de quitter Madrid, avec la pensée secrète de recruter quelque part une armée pour tenir tête à l’ennemi commun. Ils n’étaient alors ni progressistes ni modérés, leurs convictions ne les gênaient pas ; comme le dit M. Canovas, c’étaient les hommes « du voir venir. » Le bon Estebanez aimait beaucoup le général Cordova ; il avait fait campagne sous ses ordres en Biscaye, il se flattait de posséder toute sa confiance, toute son amitié et lui offrait naïvement de lui tenir l’échelle, à charge de revanche. « Si les élections de Malaga sont annulées, lui écrivait-il, je m’y présenterai comme candidat, j’ai de bonnes cartes dans mon jeu, je gagnerai la partie. Je crois qu’en réunissant nos efforts, vous et moi, nous ferions quelque chose, vous par vos grandes ressources, moi avec ma grande épée de combat. » C’était de sa plume qu’il entendait parler. Telles étaient ses candides espérances ; mais il ne tarda pas à découvrir que ce cher confident, dont il comptait faire l’instrument de sa fortune politique, avait lié partie avec ses ennemis, qu’il allait devenir le président d’un ayuntamiento révolutionnaire, et une belle nuit le gouverneur de Séville dut s’enfuir précipitamment, avec mystère, a la dérobée, sans pouvoir rien emporter, pas même la moitié d’un écu. Ainsi s’était éclipsé jadis, anéanti, dissipé en fumée le gouvernement de Sancho Pança. Il s’était consolé en baisant son âne sur le front, en lui disant, les yeux pleins de larmes : « Viens çà, mon fidèle ami ; depuis que je t’ai quitté pour me laisser emporter sur les tours de l’ambition et de l’orgueil, tout a été pour moi souffrances, inquiétudes et misères. » En vain le pressait-on de reprendre sa couronne et son sceptre, il répondait ? « Grand merci ! ce n’est pas moi qu’on attrape deux fois. Je suis de la famille des Pança ; ils sont tous entêtés comme des mules. » Estebanez fut peut-être moins philosophe que Sancho dans son malheur ; il faut une grande dose de philosophie pour ne pas regretter son $ile, et on peut croire qu’il la regretta plus d’une fois.