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tellement déroger à la dignité convenue de la tragédie que Voltaire peut soupçonner Racine de l’avoir dérobé, dans son Mithridate, à l’Avare de Molière ; ou que la critique, encore aujourd’hui, peut se demander si, malgré tout ce qui s’y verse de sang, il y a plus de tragédie dans Andromaque ou plus de comédie. Ou bien enfin d’une manière plus générale, c’est le style empanaché de notre vieux théâtre qui glisse ici doucement vers une telle aisance, une telle simplicité de termes et de tours, un tel naturel que l’amusant auteur du Distrait et du Joueur, quelques années plus tard, n’aura qu’à le reprendre et le charger d’un peu de couleur pour en faire le plus joli style dont la muse comique se soit peut-être jamais servie. Autant d’effets d’une seule et même cause. Un nouveau souffle a pénétré la tragédie tout entière. Tous les moyens concourent à mettre les héros de l’action dramatique de plain-pied avec nous. La tragédie s’humanise, ou, si l’on veut, se féminise, et, en se féminisant, elle marque une époque dans l’histoire non-seulement du théâtre français, mais dans l’histoire aussi de la littérature européenne.

C’est ce que l’on n’a pas assez dit. On convient, à la vérité, que Racine a excellé dans la peinture des passions de l’amour, mais on ne se souvient pas qu’il y a excellé le premier. C’est cependant de la tragédie de Racine que date l’apparition de l’amour dans la littérature moderne, ou, plus exactement encore, dans cette même littérature, c’est de la tragédie de Racine que date l’empire de la femme. Cherchez longtemps et cherchez bien, vous ne trouverez pas un seul poète avant lui, ni même un seul conteur, qui n’ait étrangement subordonné dans son œuvre le rôle social de la femme. Elle n’est qu’une esclave, ou moins encore qu’une esclave, un instrument de plaisir, chez les conteurs italiens du XVIe siècle ; elle n’est qu’une enfant capricieuse ou rebelle chez les dramaturges anglais de la Renaissance. On l’adore mais on ne l’aime pas ; et on ne la conquiert pas, mais on la dompte. C’est une chose encore, — chose charmante, chose légère, chose fragile, chose dangereuse, — ce n’est pas une personne. Même dans Shakspeare, l’individualité de la femme ne commence à poindre qu’autant que les circonstances l’ont obligée, comme Goneril ou comme lady Macbeth, à revêtir un caractère et jouer un rôle d’homme. Ajoutez qu’au XVIIe siècle Shakspeare n’est guère moins ignoré ou méconnu de sa patrie même que de la France ou de l’Allemagne. Son influence ne date que du milieu du siècle suivant. Racine, au contraire, lorsqu’il meurt en 1699, est le plus grand nom de la littérature européenne tout entière. C’est donc bien chez lui, dans son œuvre, que la femme, — Andromaque, Hermione, Agrippine, Bérénice, Roxane, Monime, Phèdre, — apparaît pour la première fois comme une personne maîtresse d’elle-même, dans la pleine indépendance de ses sentimens, et responsable enfin de ses actes. Et c’est ce que voulait dire Henri Heine, dans cette belle