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rait lui mesurer ou lui faire payer l’appui qu’il lui a promis, que le comte Kalnoky se flattait, il n’y a pas longtemps encore, d’obtenir dans tous les cas ? Veut-il refaire à sa manière l’alliance des trois empereurs ? Un fait reste sensible. Dans la situation, telle qu’elle apparaissait il y a quelques mois, la Russie était une des puissances contre lesquelles on croyait devoir nouer toute sorte d’alliances et prendre des garanties ; dans la situation telle qu’elle apparaît aujourd’hui, la Russie reprend sa place d’alliée, d’amie de l’Allemagne. S’il n’y a pas eu un changement de front complet, il y a du moins une certaine évolution, un certain déplacement du système diplomatique au centre de l’Europe.

Rien de plus simple, dira-t-on, il n’y a en tout cela aucun mystère. M. de Bismarck veut avant tout la paix, et s’il se rapproche aujourd’hui de la Russie, c’est qu’il cherche à multiplier, à fortifier les garanties de paix en supprimant ou en atténuant des antagonismes qui ont excité dans ces derniers temps des inquiétudes, qui pourraient conduire un jour ou l’autre à de redoutables conflits. Il n’y a là rien qui puisse émouvoir l’Autriche, non plus que l’Europe. La réconciliation de l’Allemagne avec la Russie ne se fait pas au détriment de l’alliance avec l’Autriche, et le prince Orlof ne va pas à Berlin pour appuyer un système d’hostilité contre la France. Il n’y a qu’une garantie de plus pour la sécurité de l’Europe. Voilà tout. — C’est encore possible. Il se peut que M. de Bismarck, en essayant de faire revivre l’alliance des trois empires, n’ait d’autre préoccupation que la paix ; il se peut aussi que sa prévoyance ait jugé utile de relier encore une fois le faisceau des grandes forces conservatrices du continent pour l’opposer, s’il le fallait, aux éventualités révolutionnaires qui pourraient se produire. Il a pu rêver de reconstituer une certaine solidarité de vues et de conduite entre l’Allemagne, la Russie et l’Autriche dans les affaires intérieures comme dans les affaires extérieures des trois empires. C’est, à tout prendre, une politique qui n’a rien de nouveau, qui a été longtemps pratiquée par M. de Metternich, dans des circonstances différentes, à une époque où l’influence directrice était à Vienne, à la chancellerie de cour et d’état. Seulement, M. de Metternich représentait une puissance qui a toujours vécu, qui vit encore par l’équilibre des forces, première condition de la paix. M. de Bismarck représente une puissance qui s’est formée par la conquête, qui a l’ambition de la prépondérance. Il agit en politique qui se sert alternativement de toutes les alliances sans ménager ses alliés, sans craindre les évolutions, et c’est ce qui fait que, dans tous ses mouvemens, il y a toujours quelque chose d’énigmatique et d’inquiétant même pour ceux qui sont liés à sa fortune.

Que la politique soit laborieuse partout aujourd’hui, hors du conti-