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se joignent les dénonciations collectives. Des conseils municipaux s’assemblent pour juger les magistrats ; on met aux voix les révocations : on condamne tel président, on absout tel juge. A Arles, le conseil d’arrondissement s’assemble et somme le ministre de renouveler le tribunal de Tarascon. A Châteauroux, un comité démocratique qui se réunit mensuellement, émet le vœu que tous les magistrats de ce tribunal soient remplacés dans le plus bref délai. Les adresses, les vœux, les délibérations prennent à la fois le chemin des journaux et de la chancellerie et servent à préparer les décrets au profit des influences électorales les plus infimes.

Comment, dira-t-on, les libéraux peuvent-ils se plaindre des vœux librement exprimés sur une question d’intérêt général ? Loin de commettre une usurpation, les organes naturels de l’opinion publique n’accomplissaient-ils pas un devoir en éclairant le gouvernement ?

Il y a deux systèmes pour la nomination des juges : l’élection par le peuple et le choix par le pouvoir. L’élection, toute mauvaise qu’elle soit, serait moins funeste qu’une désignation faite sur la recommandation des électeurs agités et médiocres qui remplissent les comités. Juge-t-on ce que peut produire un corps électoral composé d’avocats sans cause, d’anciens officiers ministériels qui ont dû vendre précipitamment leurs charges, de commerçans tarés qui espèrent retarder par un changement de régime la faillite qui les menace, et par-dessus tout de plaideurs irrités, réunis, non-seulement pour maudire, mais pour chasser leurs juges ? On préconise, ou mieux encore on déifie le suffrage universel. Vit-on jamais suffrage plus restreint, plus étroit que celui-ci ? Huit ou dix personnes parlent au nom d’une ville, condamnent les magistrats d’un arrondissement. A-t-on réfléchi à quelles passions ils obéissent ? Le juge qui, en une année, a rendu cent jugemens civils, a certainement mécontenté cent plaideurs. A-t-il satisfait les cent adversaires ? Nullement ; celui qui gagne entièrement rend grâce de son succès à la justice de sa cause ; le tribunal en prononçant en sa faveur n’a fait que son devoir ; mais celui qui, tout en gagnant sur les points importans, succombe sur certains chefs (et le nombre de ces jugemens est grand), sera souvent, aussi exaspéré que le perdant. Sur deux cents plaideurs il y a donc plus de cent cinquante mécontens et parmi le reste, on ne trouverait pas vingt-cinq plaideurs prêts à défendre leurs juges. Je défie aucun de ceux qui ont été mêlés à l’administration de la justice civile de contester ce fait. Si nous portons nos regards sur la justice criminelle, il est bien plus frappant. Là nous ne trouvons plus deux plaideurs, mais le prévenu et la société qui l’accuse. Lorsqu’il est condamné, lorsque plus tard il