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le droit d’en absoudre la violation. Mais s’il est permis, en ce genre comme en tout autre, de plaider les circonstances atténuantes devant la postérité, celui-là sans doute a le droit de les invoquer qui, chargé du sort d’une grande armée, au lieu de la laisser languir dans le dénûment et l’inaction et de la vouer d’avance à une déroute fatale, a préféré la conduire, au risque de sa vie et de sa fortune, là où on pouvait encore combattre et vaincre. Broglie, d’ailleurs, en prenant le parti de ne tenir aucun compte de cet ordre arrivé in extremis, ne paraît pas avoir éprouvé le moindre scrupule. « Le courrier que vous m’avez envoyé, monsieur, écrit-il à d’Argenson, votre courrier du 22, est arrivé aujourd’hui à midi, et m’a remis la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Vous devez être instruit, par ma précédente, des raisons du parti que j’ai été obligé de prendre de partir d’Ingolstadt pour venir ici, et qui m’obligent aujourd’hui de partir de Donawerth avec l’armée pour aller à Wimpfen. La première de toutes est de n’avoir pas de pain pour l’armée pour plus de quinze jours, à laquelle il n’y a pas de remède ni, je crois, de réponse à faire… Si j’étais resté à Ingolstadt, il y a tout lieu de croire que le prince Charles aurait remonté le Danube pour me couper les communications avec l’Alsace, et même avec M. le maréchal de Noailles. Mais, grâces à Dieu, je n’ai pas donné dans ce torquet… J’ai trop éprouvé, à Prague, ce que c’est que la perte de la communication avec la France pour y retomber une seconde fois, et je ne l’aurais pas fait sans une perte inévitable pour l’armée du roi… J’aurais bien des raisons à vous ajouter, mais les deux que je viens de vous alléguer sont plus que suffisantes, et il n’y a personne qui connaît le local qui puisse en disconvenir… Je ne songe uniquement qu’à ce qui est du bien du service et nullement à ma propre gloire, me conduisant en cela comme un bon sujet et un bon citoyen doit le faire[1]. »

Un envoyé de l’empereur, le comte de Piosaque, arrivant tout alarmé et porteur d’une lettre pressante, ne réussit pas davantage à ébranler sa résolution. « Je ne puis croire, disait l’empereur, que ce soit l’intention du roi que non-seulement on sacrifie mes droits, mais qu’on abandonne mes états à la discrétion des ennemis… Je vous laisse faire des réflexions sur les suites affreuses qu’aurait cet abandonnement et la séparation de mon armée, car, comme empereur, je ne puis porter moi-même le feu de la guerre dans l’empire dont je suis le chef… Je ne puis trop vous répéter que je vous rendrais responsable au roi des suites que pourrait avoir un pareil sacrifice. C’est un parti dont je ne vous crois pas capable. — Sire, répondit

  1. Le maréchal de Broglie au comte d’Argenson, 26 juin 1713. (Ministère de la guerre.) — Rousset, t. I, p. 53.