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le maréchal, M. le comte de Piosaque m’a remis la lettre que Votre Majesté m’a fait l’honneur de m’écrire le 24 de ce mois. Je n’aurais jamais songé à ramener l’armée du roi en France si je ne m’y trouvais forcé par un manque total de subsistances auquel il est impossible de remédier dans le moment présent… Quelque courage qu’on ait, il faut, pour pouvoir s’en servir, que la nourriture ne manque pas à l’homme… Il faut absolument que je rejoigne M. le maréchal de Noailles pour y trouver des magasins et où l’armée puisse être utile à l’avantage de la cause commune… Si Votre Majesté pouvait connaître combien je suis pénétré de tous les malheurs qui lui arrivent, y participant après elle plus que personne, elle me plaindrait assurément[1]. »

Que fallait-il pour que l’acte, à coup sûr très irrégulier, du maréchal de Broglie fût transformé en une de ces fautes heureuses que le succès justifie ? Tout simplement que le maréchal de Noailles, averti de sa venue, prît le parti de l’attendre, ou qu’un délai de quelques jours dans la marche des Anglais eût retardé leur rencontre avec l’armée française. Par malheur, précisément parce qu’aucun concert n’avait été établi entre les deux maréchaux, leurs mouvemens se croisèrent au lieu de se seconder : Broglie quittait Donawerth le 26, et, le 27, Noailles livrait et perdait à Dettingue une bataille longtemps disputée, qu’un secours opportun aurait pu aisément transformer en victoire.

C’est ce qui résulte assez clairement du récit même de cette bataille, tel qu’il nous est fait par les écrivains des deux camps. Il en ressort jusqu’à l’évidence que le moindre changement dans la proportion des forces matérielles pouvait décider du sort de la journée. Car, sous le rapport moral, il s’en faut bien que les deux armées qui se rencontrèrent ce jour-là eussent rien à se reprocher ou à s’envier l’une à l’autre. L’indécision, l’incohérence dans le commandement, la discorde entre généraux, la mollesse ou l’indiscipline des soldats n’étaient nullement des faiblesses ou des vices particuliers à l’armée française. Celle des alliés en avait sa bonne part, à peu près égale, sinon supérieure. Les troupes anglaises en particulier, comme c’est assez l’habitude de nos voisins d’outre-Manche au début de toutes les guerres, étaient aussi mal équipées, aussi mal disciplinées que mal conduites. Pour commencer, on avait eu la plus grande peine à les décider à monter sur les bâtimens qui devaient les conduire de l’autre côté de la mer, un embarquement et une navigation étant alors pour des insulaires une beaucoup plus grande affaire qu’aujourd’hui. Un régiment entier

  1. L’empereur au maréchal de Broglie. — Le maréchal à l’empereur, 24 et 25 juin 1743. (Ministère de la guerre.)