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inédit de la bibliothèque du ministère des finances, détruit par l’incendie de 1871, et qui devait remonter à un temps peu éloigné de celui de Law, affirmait « qu’il y eut alors, en France, un délire général : de tous les points du royaume, on se consacra au commerce des actions. Les gens de province et les étrangers accoururent à Paris afin de s’enrichir dans un négoce qu’on ne pouvait croire imaginaire en voyant la fastueuse et subite opulence de beaucoup de gens qui, de l’état le plus misérable, étaient parvenus subitement à la fortune la plus éclatante. » Tous les contemporains attestent ce délire : on n’en citera que deux. C’est Saint-Simon qui écrit : « Le commerce des actions, appelées communément du Mississipi, établi rue Quincampoix, de laquelle chevaux et voitures furent bannis, augmenta tellement, qu’on s’y portoit toute la journée… Jamais on n’avoit ouï parler de folie, ni de fureur qui approchât de celle-là… La banque de Law et son Mississipi étoient lors au plus haut point. La confiance y étoit entière. On se précipitoit à changer terres et maisons en papier, et ce papier faisoit que les moindres choses étoient hors de prix. » C’est Duclos, plus froid, mais non moins pénétrant et plus moraliste, qui fait remarquer « que la révolution subite qui se fit dans les fortunes fut pareille dans les têtes. Le déluge des billets de banque dont Paris fut inondé, et qu’on se procuroit par toutes sortes de moyens, excita dans tous les esprits le désir de participer à ces richesses de fiction. C’étoit une frénésie. La contagion gagna les provinces. On accouroit de toutes parts à Paris, et on estime à 1,400,000 âmes ce qui s’y trouva à cette époque. »

Au milieu de l’affolement général, quelques hommes, cependant, conservant leur sang-froid et leur raison, ne cessèrent pas de juger sainement les folies dont ils étaient les témoins, et parmi eux il faut citer le maréchal de Villars. Le vainqueur de Denain était membre du conseil de régence, et, sans être chargé de fonctions actives, il prenait une part importante aux affaires publiques, qu’il suivait d’un œil attentif. Rencontrant un jour Law chez la duchesse d’Estrées, il lui dit : « Il y a présentement deux grandes opérations qui roulent sur vous : l’une que l’on appelle le Mississipi, l’on y fait, dit-on, des fortunes immenses. Il est bien difficile que certaines gens gagnent si prodigieusement sans que d’autres perdent ; j’avoue que je n’y comprends rien et je ne sais pas, d’ailleurs, admirer ce qui est au-dessus de mes connaissances ; mais enfin, sur cette opération, de laquelle je ne veux tirer aucune fortune, je ne puis que me taire. L’autre est la banque royale : elle peut être d’un grand avantage pour le roi, parce que ce moyen lui donne tout l’argent de ses sujets sans en payer le moindre intérêt ; d’un autre côté, les sujets peuvent y trouver aussi quelque utilité… Mais