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fantaisie, faute de pouvoir recourir à un principe quelconque. On a le plus souvent peur de se prononcer. De là tous ces jugemens évasifs qui courent le monde, tels que ceux-ci : « C’est assez joli, cela n’est pas mal, » jugemens qui n’affirment rien, qui ne nient rien, qui n’engagent pas et qui permettent de reculer décemment, de se replier devant une opinion contraire. Dans cette incertitude et ce scepticisme, on en arrive à une indifférence qui décide au hasard qu’une chose est belle ou qu’elle ne l’est pas. Puisqu’il n’est plus de loi imposée et reconnue comme jadis, ne serait-il pas possible, ainsi qu’on a fait souvent en morale, de se faire soi-même une loi et, en s’interrogeant, en observant ce qui nous surprend et nous charme dans tous les arts, de découvrir nous-mêmes un certain nombre de règles ou de conditions nécessaires ? Au lieu de fonder l’esthétique sur des spéculations abstraites et de la rattacher à une métaphysique obscure et sans crédit, comme on l’a bien souvent tenté, ne pourrait-on pas l’établir sur des observations personnelles en les généralisant ? Chacun ne sent-il pas en soi que l’esprit critique et le goût ne sont que le résultat acquis à la longue d’un examen délicat des effets, agréables ou désagréables, que les œuvres de l’art produisent sur notre âme ? Pour nous, nous pensons qu’il est des lois fondamentales de l’esprit humain que nulle imagination, si originale qu’elle soit, ne doit méconnaître, qu’il est des qualités si nécessaires qu’elles s’imposent également aux arts plastiques et à la poésie, qu’il est une qualité, entre autres, sans laquelle aucun ouvrage ne peut produire un plaisir profond et durable, que cette qualité indispensable doit dominer la composition et le style, l’idée et la forme. Telle œuvre d’art a-t-elle ce mérite, elle est bonne ; ne Pa-t-elle qu’à demi, elle est médiocre ; si elle en manque tout à fait, elle est mauvaise. Nous aurions donc une règle de jugement. Ce mérite est la précision qu’aujourd’hui tout le monde se pique d’avoir, qui est plus rare qu’on ne pense, du moins dans les arts, et dont l’absence est la cause souvent inaperçue de presque tous les déplaisirs qu’on éprouve au Salon et ailleurs. Qu’est-ce que la précision dans l’art ? Nous voudrions la définir surtout par des exemples ; mais, avant de montrer ce qu’elle est, il convient de dire ce qu’elle n’est pas.


I

Comme il est bon quelquefois, pour mettre en lumière une vérité, de signaler l’erreur contraire et de l’exposer dans tout son excès et son absurde extravagance, il y avait un peuple grec, les Rhodiens, qui, au IIe siècle de notre ère, ont singulièrement manqué de précision dans la statuaire. C’était moins, il est vrai, par défaut