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qui illuminent un sentiment ou un caractère ? C’est que l’esprit humain demande à l’art, non un vague plaisir, mais un plaisir intense, non un demi-bonheur, mais, s’il se peut, une complète félicité.

Naturellement la langue elle-même a partout suivi ces progrès de la pensée se travaillant pour arriver à des formes précises. Dans toutes les littératures, dans celles, du moins, qui se sont développées lentement, la langue est d’abord incertaine, elle balbutie et bavarde ; puis, à mesure que la pensée est moins diffuse, la langue aussi prend des contours plus nets et plus fermes. Et ce travail continue toujours à travers les siècles, alors même qu’il ne reste plus, à ce qu’il semble, de progrès à accomplir ; C’est ainsi qu’en France après la renaissance, quand notre langue avait déjà été façonnée par de grands écrivains, par Montaigne et Rabelais, l’esprit français, comme s’il se sentait encore mal à l’aise en des phrases flottantes, comme s’il craignait de trébucher dans une robe trop ample, se donna un vêtement de mieux en mieux ajusté, au risque de se priver de certaines grâces ondoyantes. Il n’a eu de repos qu’il ne soit parvenu à la perfection de la justesse et de la brièveté ; et lorsque, vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du nôtre, il eut perdu, par fatigue et par usure, ces vertus littéraires si longtemps poursuivies et si lentement acquises, il ne tarda pas à faire de nouveaux efforts pour les reconquérir. De là vint le soulèvement contre la littérature de l’empire, qui en était arrivée au point de n’oser plus rien définir ni nommer. C’est au nom de la précision que le romantisme a levé et si fort agité son drapeau ; c’est aussi au nom de la précision que plus tard le réalisme, mécontent à son tour, a déployé son petit fanion. Ces deux révoltes, d’inégale importance, étaient plus ou moins légitimes dans leur principe et leur ambition ; mais, comme toutes les révolutions, elles n’ont pas tenu ce qu’elles avaient promis. Le romantisme a cru qu’il suffisait de peindre, exactement l’extérieur de l’homme, ses vêtemens, son mobilier, et a négligé la justesse de l’observation morale ; le réalisme, à son tour, a mis son exactitude à tout dire, mais surtout à dire ce qu’il était convenu depuis des siècles ; qu’on ne dirait pas. L’un s’est consumé dans l’inutile et l’autre dans l’indécent, mais tous deux ont obéi à un invincible désir de la pensée humaine, qui cherche son plaisir dans ce qui est nettement défini.

Cette loi se manifeste avec éclat non-seulement dans l’ordonnance générale des ouvrages, mais encore dans les détails, à l’origine même des littératures, du moins en Grèce, où il nous est donné d’assister à la naissance de la poésie et à sa floraison spontanée. Cette exactitude dans le détail poétique ne doit pas trop étonner, car la juste observation et la vive peinture des choses