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littérature, ce que les Rhodiens, nous l’avons vu, avaient fait en statuaire. Si on peignait Homère, c’était avec des traits qui pouvaient convenir tout aussi bien à Sophocle ou même à l’auteur de la Henriade. Il arrive même quelquefois que ce portrait, si mal défini, par la plus malheureuse des chances, rappelle qui vous voudrez, excepté celui dont il porté le nom. C’est ainsi qu’un critique qui ne manquait pas de talent ni de renommée, Thomas, voulant définir le style d’un des plus grands écrivains de l’antiquité, dit que dans ses écrits « tout se développe avec rapidité et mesure, comme une armée bien ordonnée qui n’est ni tumultueuse, ni lente, et dont les soldats se meuvent d’un pas égal et harmonieux pour avancer au même but. » Quel est ce grand écrivain ? Ce pourrait être Démosthène, ou Cicéron ; à la rigueur, ce pourrait être Tite Live ou tel autre. Il n’y a qu’un seul grand écrivain de l’antiquité auquel ces traits ne peuvent nullement s’appliquer, puisque rien n’est moins militairement rangé que son style, c’est Platon, et c’est précisément Platon qu’on a voulu peindre. Faut-il être peu favorisé par le hasard, quand on écrit au hasard, pour faire un portrait qui ressemble à peu près à tout le monde, sauf à l’homme qu’on peint ?

Il en est du jeu des acteurs comme du talent des écrivains. Ce jeu est d’autant plus parfait qu’il est plus précis. On dit d’ordinaire, par une sorte de convention, que dans nos grands théâtres on joue bien ; nous appelons bien jouer faire des gestes d’une vérité approchante ; dans le fait, ces gestes ne sont, le plus souvent, que des à-peu-près dont nous nous contentons. Mais si tout à coup un acteur, par une heureuse inspiration, dans un moment de sûr instinct et de vive lumière, rencontre un geste d’une justesse tout à fait précise, ou une intonation d’une vérité saisissante, le public est transporté, il éclate en applaudissemens. C’est la précision que le public salue. Un pareil geste est une révélation, une découverte, une création qui ne sera pas perdue. Il a si fort frappé par sa justesse nouvelle, qu’il sera imité par d’autres acteurs et pourra même, dans la suite, être banal ; car il est dans la destinée des choses originales de devenir, à la longue, communes par les hommages mêmes qu’elles reçoivent de l’imitation admirative. On peut faire la même remarque en peinture. Quand, au Salon, un artiste fait voir dans un de ses tableaux une attitude inconnue ou un de ces gestes qu’on appelle trouvés, ce geste d’une vérité exacte frappe si vivement les artistes que dans les expositions suivantes vous pouvez être certain de le retrouver d’une manière plus ou moins bien dissimulée dans un grand nombre de tableaux. Ç’a été une conquête dont tout le monde serait heureux de s’emparer. C’est la précision qui fait ces sortes de conquêtes, et elle pourra en faire longtemps encore. La nature physique et morale