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on s’empresse de le servir selon son goût. Mais si nous réclamons cette vérité exacte dans la description physique, si nous la cherchons dans les moindres détails et les minces accessoires, si enfin nous nous plaisons dans ce qui peut se voir et se comprendre du premier coup, nous tenons beaucoup moins à des qualités plus cachées, à la justesse générale de la composition, qui nous demanderait un effort, à celle de l’observation morale, qui veut être pénétrée, à la mesure, qui est une justesse fine, à la délicatesse, qui est une justesse plus fine encore. Dans les arts, devant un tableau, nous ne demandons pas une lente délectation, mais une courte surprise, la surprise d’un sujet piquant ou celle d’un talent sans mystère. Au théâtre, nous voulons être étonnés, secoués avec violence, et si, dans un drame, les personnages ne parlent pas selon la nature, ou selon leur caractère, s’ils ne disent pas ce qu’ils devraient dire, pourvu qu’ils nous enlèvent, çà et là, par quelques vers éclatans, nous ne tenons pas à la juste expression des sentimens. Nous avons même trouvé un euphémisme très courtois pour pallier cette inexactitude, et nous appelons cela le lyrisme dans le drame. En des théâtres moins littéraires, il nous arrive même de nous divertir longuement de ce qui n’a pas de suite et parfois de ce qui n’a pas de sens. Il est inutile d’insister, car notre pensée n’est pas d’accuser la littérature contemporaine, qui est plutôt prodigue que pauvre, et qui jette à tous les vents beaucoup de talent et d’esprit. Nous voudrions, au contraire, faire remarquer, pour excuser l’art contemporain, que la faute en est au public, qui ne veut que des jouissances faciles et qui estime que les plus grands plaisirs sont ceux qui coûtent le moins de peine.

Pour le critique qui étudie le XVIIe siècle, un grand sujet d’étonnement, ce n’est pas qu’il se soit produit un Corneille ou un Racine, car dans tous les temps peut paraître un beau génie ; c’est qu’ils aient rencontré un public capable de goûter et d’encourager de si sévères compositions tragiques. Comment Corneille a-t-il pu se croire obligé, ou plutôt comment a-t-il pu se croire permis, sans rien jeter en pâture aux yeux, d’offrir une intrigue si savamment compliquée, d’enfermer le sentiment en des raisonnemens difficiles à suivre, en style si plein, avec une concision qui, de vers en vers, demande une si forte contention d’esprit ? Comment Racine a-t-il pu espérer, en composant ses pièces et en distillant ses pensées, que le public saisirait au passage, à la volée, ses sentimens si délicats et ses expressions si méditées ? Il fallait bien qu’ils eussent le droit de compter sur une continuelle attention à toutes leurs paroles, car, chez les deux poètes, composition, intrigue, style, tout est si serré que la moindre distraction des spectateurs les aurait privés