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de faire désormais, en bornant tous les débats à leur justice, que le courage leur soit nécessaire. Aussi bien ces juges naturels auront des scrupules nouveaux quand ils sauront que leurs justiciables volontaires n’ont aucun recours contre leurs sentences. Enfin, n’est-il pas permis de compter que le respect des lettres remportera sur l’inclination pour les personnes ? Toutes les fois, jusqu’ici, qu’on a soumis à la commission un différend de ce genre, elle a fait précisément ce que nous demandons : elle a jugé selon l’intérêt de l’ouvrage. Elle seule peut le faire, elle le fera : il faut que les auteurs lui en imposent la tâche.

Jusqu’à cette révolution, nous avons dit de quelle jurisprudence les auteurs restent sujets. L’accord des propriétaires d’une pièce est nécessaire, soit pour la porter dans un théâtre, soit pour l’en retirer ; la dernière volonté qu’ils aient exprimée en commun, soit pour l’un, soit pour l’autre objet, prévaut contre la volonté de celui qui se ravise. Voilà ce que signifient l’arrêt du 21 février 1873 et le jugement du 8 mars 1884, dont les effets sont différens, mais dont le sens est le même. Nous avons détruit l’interprétation qui se faisait de ce dernier texte : elle était fausse et dangereuse. S’il avait été prouvé que M. de Corvin, d’accord avec M. Damas, eût rapporté les Danicheff à l’Odéon, M. de Corvin ne pourrait aujourd’hui s’opposer à la reprise. Il est donc faux de soutenir que, dans tous les cas, le veto d’un collaborateur suffit pour empêcher la représentation de l’œuvre commune ; il est dangereux de le publier, car prêter aux gens un droit qu’ils n’ont pas, dans ce pays de France et dans ce glorieux temps, c’est les tenter un peu ; c’est les inviter à usurper ce droit et préparer une jurisprudence qui les absolve. Un article du code veut que le meurtre de la femme par le mari soit excusable, s’il l’a surprise en flagrant délit d’adultère : encore faut-il qu’il l’ait frappée à l’instant même. Là-dessus la renommée s’établit que l’époux a le droit de tuer l’épouse coupable ; et, comme un bon Français doit user de tous ses droits, comme l’abstention est une faute civique, cette licence de tuer devient un devoir ; les revolvers partent en feux de file et le jury acquitte les meurtriers. Si nous laissions se répandre, après ce jugement du 8 mars, la version que donnent les journaux et que M. Dumas accepte, il ferait beau voir quelles disputes s’élèveraient bientôt dans les théâtres : la tentation serait trop forte, pour les mauvais compagnons, de jouer un tour à leur prochain ; même, — il faut tout prévoir, — au plaisir de nuire un malpropre calcul pourrait se joindre, et le chantage, pour dire le mot, risquerait de s’exercer. Mais l’état des directeurs et des auteurs n’est pas si précaire qu’on le dépeint : quand une pièce, de l’aveu de ses propriétaires, est dans un théâtre, elle y reste, et le mauvais vouloir de l’un d’eux ne peut ni l’en faire sortir ni l’arrêter dans la coulisse : elle est là pour être jouée, elle le sera. La jurisprudence n’est pas si fâcheuse qu’on le prétend :